Après une étape face à la Manche avec parfois une ouverture sur les falaises de Douvres, la Via Francigena s'engage dans les collines picardes du Pas-de-Calais. Le vent et l'averse nous convainquent de ne pas nous attarder au blockhaus du Mont-de-Couple (163 m) qui, par sa position stratégique culminante, offre un bel aperçu sur le Calaisis.
Avant de traverser l'autoroute A16, l'Européenne, nous faisons pause au Bar Tabac d'Hauteville (ouvert le lundi !) dont nous sommes les seuls clients avec Diana, une Hollandaise engagée pour un mois sur la Via Francigena. Un des inconvénients des pays plats est le manque de lieux où faire une pause, en dehors des parvis d'églises ou de quelques bancs égarés ; elle s'arrête aussi pour le casse-croûte à Landrethun-le-Nord.
Cette deuxième étape est variée puisqu'elle s'achève en longeant la vaste forêt domaniale de Guînes. L'Office de tourisme, dans une minoterie requalifiée, présente une vision dynamique de ce que l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) considère comme une commune urbaine. Arriver à Guînes par un gris lundi de fin août illustre plutôt la désaffection de larges pans du territoire. Lovée au pied de sa tour de l'Horloge qui culmine sur une motte féodale, la place principale paraît désaffectée. Pour attendre l'accès à la chambre d'hôtes nous ne trouvons que le Café Bellevue dans lequel quelques vieux habitués font une partie de billard. Albertine, la patronne de ce lieu qui s'apparente à un club de loisirs pour personnes âgées, demande pour la forme si nous avons un « passe » sans avoir le moyen de le contrôler, pas par défiance, mais par manque de maîtrise des outils.

Guines

Guînes – Place du Maréchal-Foch

Les seuls passants dans les rues aux volets tirés sont des ombres plus ou moins furtives, ce qui paraît le comble dans le centre. Cette impression se confirme dans maintes bourgades où le pôle commercial draine les habitants en périphérie. Les chemins de randonnée sont tracés en privilégiant le terrain et évitent souvent les localités et plus encore les zones commerciales accessibles uniquement en voiture1. Ce choix accentue la prédominance d'un aménagement du territoire conçu pour le trafic automobile privé.
L'habitat dégradé et l'atmosphère de Guînes en ce lundi d'été montrent à l'évidence que les observations d'un Édouard Louis ne tiennent pas que de la posture hautaine. La tenancière du Bela Pausa, un des rares établissements ouverts ce jour-là, est attentive aux disparités sociales que le Covid amplifie, relevant notamment les discriminations qui frappent les familles modestes.
La troisième étape nous fait traverser la vaste Forêt domaniale... et découvrir diverses manières de l'exploiter. Certains secteurs tiennent de la monoculture et dans d'autres les essences sont plus mélangées. D’importantes zones sont exploitées comme réserves de chasse.
L'Église de Licques surprend par sa grandeur et son plan mal équilibré. Le clocheton dérisoire est juché sur une haute bâtisse qui tient davantage de la halle que de l’édifice religieux. C'est que l'extension de l'Abbaye, selon un plan de 1783, a été stoppée par la Révolution laissant dressée essentiellement la nef antérieure.
Près de Dohem nous apprendrons que le suffixe –hem de nombreuses localités est d’origine franque dont dérive le germanique Heim se prononce /ã/. Cette précision nous aurait évité de maltraiter le but de l’étape suivante…
La quatrième journée, jusqu'à Tournehem-sur-la-Hem est le prototype du tracé alibi. Le passage par la Ferme du Mont permet certes une vue dominante sur la vallée de la Hem, mais le revêtement en dur presque sur l'ensemble d'un parcours sans intérêt est lassant. L'ancienne chapelle Saint-Louis de Guémy, elle aussi en position dominante, est sans doute l'enjeu de ce parcours. Diverses légendes où l'on évoque des druides, des souterrains (plus vraisemblablement l'accès aux carrières de craie qui ont servi à construire maints édifices de la région) ou une source miraculeuse la concernent. La chapelle a probablement été édifiée au XVe s. par Antoine de Bourgogne, dit le Grand-Bâtard, éventuellement sur le site d'un monument antérieur. Saccagée lors du conflit entre Bourguignons et Espagnols au milieu du siècle suivant, elle n'a jamais été reconstruite. Pourtant ces ruines ont été réhabilitées et rebâties en 1930...

Saint-Louis Guemy

Chapelle Saint-Louis-de-Guémy


Après avoir passé l'ancien rempart de Tournehem en direction de l'autoroute A26, dite des Anglais, nous arrivons dans la zone de développement initiée par la famille Bal : commerce de mobilier, salles de réception, parc de loisirs et camping-hôtel. En attendant l'ouverture de ce dernier nous allons faire nos achats à Nordausques (env. 5 km) pour les prochains casse-croûte – une option à envisager le mercredi, jour de fermeture locale.
L'établissement Bal est peu fréquenté. Quelques VRP (voyageur [de commerce], représentant, placier) font étape et la patronne désespère du manque de clientèle et surtout de son irrégularité. Le restaurant tient une carte réduite dont il n'arrive même pas à assurer le suivi et souffre en plus de la difficulté à se faire livrer pour cause de Covid ; une plainte que nous entendrons souvent. La saison 2021 est pire encore que la précédente : des mauvaises conditions météorologiques telles que certains agriculteurs préfèrent laisser les céréales sur pied plutôt que les récolter et la possibilité pour les Français de sortir à nouveau des frontières ont éloigné la clientèle.
Plusieurs versions ont cours en lien avec les Abbayes de Wisques que nous visitons au terme de notre cinquième étape. Les pèlerin·e·s y sont-ils bienvenu·e·s ou non ? Pour certains le logement à l'Abbaye Notre-Dame chez les moniales ou à Saint-Paul avec les moines est une occasion d'expérimenter une foi vivante, pour d'autres cette ascèse est incompatible avec les besoins physiques de randonneurs qui n'ont pas le métabolisme d'une personne âgée privilégiant la contemplation. Sigéric ne mentionne pas Wisques comme étape. Les deux abbayes bénédictines sont en effet d'origine récente puisque fondées en 1889. Contraints à se retirer au Benelux en 1901 par les lois contre les congrégations les moniales et moines ont retrouvé leurs imposants bâtiments après la Première guerre.
La déchristianisation menace la perpétuation de ces institutions dont l'entretien de vastes locaux ne peut qu'être coûteux. Pourtant l’aménagement des lieux montre que ces deux communautés ont connu un certain dynamisme. L’oratoire de Saint-Paul notamment, construit en 1957, indique une recherche pour inscrire ces Abbayes dans le monde contemporain.
Si les deux Abbayes offrent l'hospitalité, c'est avant tout pour des séjours méditatifs, autour de la liturgie en latin. La venue de randonneurs doit être annoncée préalablement. Pour notre part, nous choisissons La Sapinière qui sera l'étape luxueuse de notre séjour. Un hôtel proche de l'autoroute, prisé des Anglais sur leurs trajets vers le continent. Le flot de touristes britanniques dans cette région est cependant considérablement réduit par le Covid. Outre la vaccination, un test payant est nécessaire pour entrer au Royaume-Uni, contrôle qui doit être renouvelé après quatre jours. Malgré cette contrainte, plusieurs habitués font étape avec nous.
Les moines de Saint-Paul assurent le service en paroisse notamment à Zudausques et s'associent au mouvement Églises ouvertes et accueillantes. Dans cette dernière localité cela passe par une modernisation de l'iconographie (avec des peintures du frère François Mes) et l'évacuation d'une bimbeloterie sulpicienne. Ces édifices contrastent avec les quelques églises ouvertes, souvent en triste état et dont les éléments architectoniques qui devraient être mis en valeur, comme par exemple les boiseries de Tournehem, disparaissent dans une prolifération d’objets hétéroclites.
Cet amoncellement est aussi la caractéristique des caveaux qui se serrent autour des églises. Plusieurs mairies tentent d’ordonner leurs cimetières et donnent un délai pour revendiquer les sépultures qui paraissent délaissées. D’autres ont attribué les espaces libérés pour de nouveaux caveaux sur lesquels sont déjà gravés les noms des futurs occupants.
La plupart des cimetières abritent les tombes blanches de soldats des forces britanniques tombés lors des conflits mondiaux. Ils sont signalés par une pancarte verte indiquant “Commonwealth War Graves” et attirent encore des familles sur les traces de leurs ancêtres.

moulin Moringhem

Moulin de Moringhem


Zudausques est une commune dynamique qui fait partie des collectivités de l'aire d'attraction de Saint-Omer. Elle collabore avec l'Association 1000 cafés qui essaie de maintenir des commerces en milieu rural. Gérant de l'Estaminet de la Trousse Bière, Eric Derudder compte ajouter des chambres d'hôtes aux divers services qu'il offre déjà (dépôt de la Poste, point de vente de produits locaux). La mairie développe aussi quelques projets de tourisme durable en plus d’un investissement pour son école. L'action des élus locaux paraît importante pour le maintien d'une vie associative. La seule implantation d'un nouveau bâtiment administratif ne suffit pas. À Landrethun-le-Nord, un pôle est créé autour de la mairie pour centraliser les services (boulangerie, café-brasserie, coiffeur).

Jadis, les communes, petites et grandes, se définissaient et se distinguaient par leurs « communs », les pâtures, les systèmes d'irrigation, etc. Cette pratique a hélas progressivement décliné dès le début du XIXe siècle. Que restait-il, dès lors, pour justifier le nom de « communes », qu'est-ce que leurs habitants conservaient en commun ? L'église, la mairie, l'école, divers services publics, le cabinet médical, les commerces et autres lieux d'usage collectif, conditions de la vivacité de la fonction d'agora du centre-bourg. Or, l'évolution démographique, le désengagement de l'État, la baisse des pratiques religieuses et la calamité que constitue l'implantation distante des grandes surfaces ont, pan par pan, balayé ce schéma. Une localité sans un centre où se rendent et interagissent les habitants a perdu ce qui constitue et justifie la commune.

Axel Kahn
Chemins
Stock, 2018 – p. 250

La randonnée est propice à l'observation de l'aménagement du territoire. Autour de chaque village s'étend une zone pavillonnaire dont certaines maisons paraissent opulentes ; elles contrastent avec l'habitat dégradé des villages. Cette disparité illustre une segmentation de la société. Même si nos villages perdent aussi leurs pôles sociaux, leur « gentrification » induit par contre une continuité avec les zones de villas. L'architecture artésienne avec ses briques apparentes permet heureusement d’atténuer l'effet du temps sur les bâtiments.
Aux Dornes, but de notre sixième journée, Gilles et Jacqueline nous accueillent avec cordialité et en bons connaisseurs de leur région. Ils ont débuté l'exploitation de leur gîte suite à la délocalisation de l'entreprise qui employait Gilles. Observateurs privilégiés de l'évolution de leur lieu d'origine, ils remarquent le délitement du lien social et l’expliquent par les fréquentes mutations des (nouveaux) habitants dues au contexte socio-économique.

Suite

1 Le destin des petites villes est une préoccupation nationale. Dans le cadre des activités de l'Agence nationale de la cohésion des territoires, le rôle du «petit commerce» suscite un intérêt particulier. L'exemple de Chauny (02), à proximité de Tergnier, 15e étape de la Via Francigena, montre que le dépeuplement des centres n'est pas une fatalité.
Programme B – Dans la France des petites villes