Vérité ou mensonge

Clervoy Patrick, Vérité ou mensonge, Odile Jacob 2021.

La dynamique de groupe est un puissant facteur de propagation d'un mensonge. Le groupe exerce sur l'individu des forces suffisamment puissantes pour lui imposer de mentir. Et, passé un seuil, il va le faire à un tel point qu'il aura la conviction que tous ceux qui le contredisent sont des menteurs.

p. 74

Médecin psychiatre aux Armées, Patrick Clervoy est spécialiste des questions de stress et de traumatismes. En s'intéressant à la vérité pour laquelle d'innombrables conflits ont été engagés, notamment au phénomène d'adhésion collective au mensonge, il dresse un vaste panorama du traitement de l'information et rappelle combien l'alternative du doute constructif est préférable aux opinions tranchées.

En cette époque où les positions divergentes fracturent les sociétés, l'étude posée de Clervoy offre un répit bienfaisant. Derrière le titre proposant une alternative, une réflexion qui refuse une approche morale. L'auteur rappelle que le mensonge est nécessaire à la (sur)vie en société; à commencer par les banales formes de politesse qui permettant d'éviter les petits frottements et aident à préserver notre intimité. Nous apprenons d'ailleurs très tôt aux enfants à maîtriser le second degré et à s'engager dans le parcours initiatique du mensonge... que ce soit par le biais du conte, des récits mythologiques ou du Père Noël.

Dès lors qu'il évolue au sein d'un groupe, un individu doit se représenter la réalité telle qu'elle lui apparaît et en même temps parvenir à se faire une idée approximative de celle que se construit l'autre. Ces deux réalités ne coïncident pas. Il y a des différences. C'est inévitable. Pour être à l'aise dans la vie relationnelle, il faut parvenir à un consensus, à un accord sur une réalité partagée. Passer de sa réalité intime à une réalité partagée nécessite une adaptation. L'apaisement des tensions relationnelles implique qu'une personne ne dise pas tout ce qu'elle pense ou ressent lorsqu'elle communique, pour que son interlocuteur puisse se construire une réalité apaisée. Même si on se sent mal, on répond : « Ça va bien.» Même si on est contrarié, on répond : « C'est d'accord. » Même si on est vexé, on répond : « Je ne suis pas fâché. » Le mensonge agit comme un fluidifiant social.

p. 42

L'interprétation de la réalité étant individuelle, selon le prisme complexe de l'identité, il ne peut exister une vérité absolue. Elle fait l'objet d'un consensus. L'énergie nécessaire à invalider un mensonge est telle, comme le relève également Samuel Laurent dans son analyse du monstre Twitter, que la vérité reste une valeur fragile. En s'accommodant du mensonge, qui ne signifie pas se laisser dominer par l'imposture, on peut se préserver.
L'équilibre psychique est menacé par les angoisses. À celles que peuvent générer les questions existentielles de notre origine et de notre fin, ont pu répondre les croyances religieuses. Mais, mises en concurrence exclusive, ces convictions deviennent germe de conflits. Selon Clervoy, la laïcité républicaine serait à même de poser un cadre transcendant l'opposition de dogmes : “vous pouvez croire entre vous à des vérités différentes à la condition de vous accommoder du fait que les autres en fassent autant et différemment”. (p. 79) Cette intention reste cependant difficile à mettre en vigueur quand la légitimité à vivre ces différences est contestée par la tradition dominante.

L'esprit de l'homme est empli de fictions. Les illusions qui construisent son existence sont la traduction de son effort pour donner un peu de consistance à des espérances qui s'effacent au contact de la réalité. Les mythologies sont intéressantes à regarder comme des mensonges, en ce sens qu'elles sont les premières réponses apportées sous forme de fictions à des questions insolubles. Nous n'avons aucune idée des origines, chez l'homme, de la conscience réflexive qui lui permet de s'observer dans son rapport au monde. Les récits de la genèse qui racontent comment un ou des dieux ont fait les hommes varient d'une culture à l'autre. La fiction donne une forme à ce qui préexiste à notre connaissance. C'est aussi le rôle des légendes. Avec cette différence que les religions imposent que l'on croie que ce qu'elles disent est vrai tandis que les légendes ne l'imposent pas.

p. 79-80


Probablement influencé par sa pratique des situations traumatiques, l'auteur semble suggérer que le triomphe de la vérité coûte parfois tellement d'énergie que celui qui la revendique, à juste titre, se retrouve finalement perdant. Il l'illustre par la polémique sur la foule présente à l'investiture de Donald J. Trump en janvier 2017. En persévérant à en relativiser l'importance certains médias ont été sanctionnés ; ils n'avaient pas compris qu'en entrant en fonction ce Président se considérait détenteur d'une vérité, reposant sur les faits alternatifs.

Si une vérité historique peut être approchée, elle ne peut naître que de la conjugaison de visions contradictoires.

p. 245

Pour parvenir à ce poste, le 45e Président s'était montré habile à propager des rumeurs sur l'authenticité du certificat de naissance de son prédécesseur. En insinuant le doute, il enferme Obama dans une posture défensive. La gradation dans la formulation “An 'extremely credible source' has called my office and told me that @BarackObama's birth certificate is a fraud. — Donald J. Trump (@realDonaldTrump) August 6, 2012” a tout du piège qui se referme par l'accusation que l'on veut imposer.

Si autant de personnes adhèrent aux théories du complot, qui s'obstinent à y croire malgré l'absence de preuve et avec suffisamment d'arguments qui les réfutent, c'est que ces théories offrent des satisfactions psychologiques. Lorsqu'on ne comprend pas quelque chose, il est rassurant d'imaginer une causalité, fût-elle fantastique. Au lieu de soumettre celui qui y croit à une angoisse supplémentaire, l'illusion d'un complot soulage. Pour un individu qui souffre d'une image sociale précaire, il est valorisant de penser – et de laisser les autres penser – que des personnages puissants sont responsables de ses malheurs. Pour un individu vulnérable, il est valorisant de penser qu'il n'est pas moins habile que les conspirateurs, puisqu'il a déjoué leur piège et qu'il est plus intelligent que la moyenne puisqu'il a deviné un complot là où les autres n'ont rien vu.
[…]
Aujourd'hui l'excès de rationalisme des sociétés modernes nous prive du recours au mythe mais conduit à la fabrication de mythologies contemporaines que sont les théories du complot. Elles mettent en jeu les mêmes ressources : un imaginaire foisonnant et une crédulité naïve.

p. 168-169

Les postures d'autorité ne sont pas exceptionnelles en politique. La rivalité dans la recherche scientifique, les enjeux des décisions judiciaires, le poids de l'histoire sont autant de situations pour lesquelles la crête entre vérité et mensonge est si étroite que prendre position est délicat. Ramenée à notre équilibre psychique, l'instabilité de notre environnement social paraît dérisoire. Pour notre bien-être l'adhésion à une théorie douteuse semble la plus sécure.
C'est le paradoxe de la mise en lumière par la raison : étant face à un monde d'une infinie complexité, l'échappatoire par le simplisme paraît salutaire. Par sa longue liste de situations où le mensonge semble prendre l'ascendant sur la vérité, Clervoy relativise notre prétention à la moralité. Sans mensonge, impossible de développer notre personnalité psychique. Ce constat n'est cependant pas à une invitation à la falsification car lorsque le mensonge devient système, il nous aveugle et nous mène à la perte. Le psychiatre conclut : “le mensonge n'est pas un problème, sauf quand on refuse de le voir.”

Le site de l'éditeur
Interview de l'auteur par Florence Rosier pour Le Temps