Peau noire, masques blancs

Fanon Frantz. Peau noire, masques blancs. Seuil, Points Essais, 2015 (1952).

Le Blanc est enfermé dans sa blancheur.
Le Noir dans sa noirceur.
[…]
Le souci de mettre fin à un cercle vicieux a seul guidé nos efforts.
C'est un fait des Blancs s'estiment supérieurs aux Noirs.
C'est encore un fait : des Noirs veulent démontrer aux Blancs coûte que coûte la richesse de leur pensée, l'égale puissance de leur esprit.
Comment s'en sortir ?

p. 10

Références du post-colonialisme, les pensées du Martiniquais Frantz Fanon ont d'abord suscité un intérêt outre-Atlantique avant d'être reconnues en métropole. L’engagement de Fanon aux côtés des indépendantistes algériens est le geste fort d'une vie intense, abrégée par une leucémie à 36 ans seulement.
Deux essais se distinguent particulièrement parmi ses nombreux écrits. Les damnés de la terre dans lequel il a mis ses dernières forces témoigne de la violence du conflit algérien analysée sous le prisme de sa pratique de médecin psychiatre.

Je n'ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race.
Je n'ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d'une culpabilité envers le passé de ma race.
Je n'ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l'ancien maître.
Je n'ai ni le droit ni le devoir d'exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués.
Il n'y a pas de mission nègre; il n'y a pas de fardeau blanc.
[…]
Non, je n'ai pas le droit de venir et de crier ma haine au Blanc. Je n'ai pas le devoir de murmurer ma reconnaissance au Blanc.

p. 222


Quittant les Antilles en 1943 pour s'engager dans les Forces françaises libres, il revient à la Martinique pour achever son baccalauréat, puis étudie à Lyon où il obtient un doctorat en psychiatrie. Quand il écrit Peau noire, masques blancs (1952), il termine ses stages à l'Hôpital de Saint-Alban avant de poursuivre son activité médicale en
suis autre Lugano
Algérie.

[…] l'Antillais ne se pense pas noir; il se pense antillais. Le nègre vit en Afrique. Subjectivement, intellectuellement, l'Antillais se comporte comme un Blanc. Or c'est un nègre. Cela, il s'en apercevra une fois en Europe, et quand on parlera de nègres il saura qu'il s'agit de lui aussi bien que du Sénégalais.

p. 145-146

Son existence de nègre en métropole et plus généralement son expérience du racisme est au cœur de cet essai. Il évoque son parcours personnel précisant que sa spécificité d'Antillais lui confère un statut particulier, entre l'Africain sauvage et le Blanc métropolitain. Cette situation est ambiguë : elle lui donne une position privilégiée pour analyser le racisme ordinaire avec les outils intellectuels du Français et constater combien la hiérarchisation des populations est perverse, même celle des noirs Antillais cherchant à se distinguer des Africains.

J'étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques – et me défoncèrent le tympan l'anthropophagie, l'arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : « Y a bon banania ».

p. 110

Fanon est psychiatre et son analyse concerne principalement les répercussions psychiques du racisme. Mais, et c'est la force de son essai, tous les troubles ne sont pas ramenés à la dimension raciale. Le racisme provoque une asymétrie dans les relations; l'auteur remarque que cette dissymétrie peut être intégrée par celui qui en est victime et que ce transfert a pour effet de valider le processus de domination.
Les observations de Fanon sur la langue, français/créole, en particulier dans les zones portuaires, sont révélatrices des structurations sociales.
Peau noire, masques blancs s'appuie sur quelques cas cliniques. Jeune médecin, Fanon confronte son expérience à la littérature pour développer son argumentation. Cette approche atteste de sa volonté d'étayer sa pensée sur des bases diverses. Il prend notamment position sur Psychologie de la colonisation d'Octave Mannoni qui n'intègre pas suffisamment à son gré l'impact déstabilisant de l'arrivée du colonisateur sur la dynamique sociale.

M. Mannoni continue : « L'exploitation coloniale ne se confond pas avec les autres formes d'exploitation, le racisme colonial diffère des autres racismes… » L'auteur parle de phénoménologie, de psychanalyse, d'unité humaine, mais nous voudrions que ces termes revêtent chez lui un caractère plus concret. Toutes les formes d'exploitation se ressemblent. Elles vont toutes chercher leur nécessité dans quelque décret d'ordre biblique. Toutes les formes d'exploitation sont identiques, car elles s'appliquent toutes à un même « objet » : l'homme. À vouloir considérer sur le plan de l'abstraction la structure de telle exploitation ou de telle autre, on se masque le problème capital, fondamental, qui est de remettre l'homme à sa place.

p. 86

L'auteur prend une certaine distance en utilisant l'ironie. Ce détachement masque la souffrance d'être réduit à «Y a bon banania» qui nie son individualité. Son essai révèle l'auteur en militant, mais surtout en médecin soucieux de mettre la femme et l'homme au centre de son action. La suite de son parcours de vie, notamment à l'hôpital de Blida-Joinville, en témoigne.

Franz Fanon est un Antillais, donc un Noir. C'est un médecin aliéniste, que les servitudes du métier ont conduit en Algérie. En 1955 il rallie le FLN pour occuper à Tunis à la fois des fonctions au Ministère de l'information et des fonctions médicales. A écrit un livre : « Peaux noires et Masques blancs ». Franz Fanon est un marxiste. On l'a dit violent, passionné, emporté, mais intelligent.

Gazette de Lausanne
10.12.1958 – p. 8



Anaïs Kien – les Grandes traversées, France Culture – Fanon l'indocile
Adèle Van Reeth – Les Chemins de la philosophie, France Culture – Révolution Fanon
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