Que ton règne vienne

Gonzalez Philippe, Que ton règne vienne : des évangéliques tentés par le pouvoir absolu. Labor et Fides, 2014.

L'enquête sociologique de Philippe Gonzalez “restitue l'ethnographie d'un objet religieux contemporain”. Cette approche permet à l'auteur de proposer un aperçu de la constellation évangélique en Suisse romande.
Ses observations détaillées l'amènent cependant à étendre sa recherche aux entrepreneurs de religion étasunien et à leur rhétorique qui influencent de manière plus active les mouvements évangéliques que les autres églises protestantes.

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Cette étude, qui fait apparaître un agenda politique, pose des questions tant aux mouvements évangéliques qu'aux Etats sur la délicate question de la liberté religieuse et, en regard des institutions démocratiques, de leur régulation. Cette problématique divise, comme le met par ailleurs en évidence la question de culte musulman en Suisse et en Europe. Concernant l'islam, la formation d'imams en Suisse est rejetée sous prétexte de l'appartenance judéo-chrétienne de nos sociétés. Cette politique crée les conditions du renforcement de l'écart culturel avec la société locale.
L'enquête de Gonzalez souligne le risque, dans les milieux évangéliques, de dérives lorsque des «apôtres» et des «prophètes» abusent de la liberté due à l'absence de structures de régulation. Chaque religion étant caractérisée par ses dimensions intime et collective, cette analyse met clairement en évidence la tension entre la nature privée de l'appartenance religieuse et son influence sur la société.
Gonzalez note que les mouvements religieux, comme toute société, sont en constante évolution. Si les évangéliques sont attachés à une lecture au plus près de la lettre de la Bible, leur compréhension évolue en interaction avec les mutations sociales et politiques. Pour l'auteur, il y a un net glissement d'un combat spirituel personnel vers un désir de faire advenir un Royaume chrétien sur Terre. On passe donc d'une quête mystique à un agenda politique.
Les observations du sociologue montrent que ces intentions hégémoniques se manifestent par l'utilisation d'un langage militaire, parfois même violent. Les livres bibliques convoqués appartiennent le plus souvent à l'Ancien Testament et à l'Apocalypse. L'auteur montre même que les «prophètes» les plus ardents n'hésitent pas à minorer les paroles de Jésus-Christ.

La référence au livre des Rois donne à voir comment des récits de l’Ancien Testament sont évoqués pour donner sens au destin de la nation contemporaine, la Suisse en l’occurrence. Ce geste herméneutique n’est pas anodin, car il s’agit d’aller trouver dans l’Ancien Testament ce qui n'est pas disponible dans le Nouveau Testament : des narrations mettant en scène une entité collective particulière, un «peuple élu par Dieu », en lutte pour la «terre » qui lui aurait été donnée. Le drame se noue autour de l’« alliance » : le peuple gardera-t-il les commandements divins, ou se laissera-t-il détourner de sa vocation par l’« idolâtrie » pour sombrer dans la destruction ? Ce grand récit se révèle extrêmement puissant. Il parle d’« élection », de « chute » et de « rédemption », autant de notions qui fournissent un cadre interprétatif pour appréhender la situation actuelle de la Suisse.

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La lutte contre les forces démoniaques que représenteraient la sécularisation et l'humanisme (manifestées notamment par la reconnaissance de l'avortement ou de droits aux personnes homosexuelles) justifie ce combat spirituel. Dans ce contexte, certains n'hésitent pas à valider, en se référant à la Torah, la peine de mort y compris pour des comportements jugés moralement répréhensibles
A ce stade, le combat spirituel ne concerne donc plus uniquement l'individu ou une communauté religieuse ; il attaque l'ordre social démocratique. Des prédicateurs influents, par exemple ceux de Marketplace Leaders [sic], trouvent dans le livre de la Genèse l'appel à établir un Royaume chrétien universel (“remplissez la terre et dominez-la” Gn 1,28). Cette conception du "dominion" justifie déjà l'exploitation intensive, voire la captation, des ressources terrestres.
L'interprétation opportuniste de la nation élue qui identifie Israël biblique et Etat hébreu ou de l'élection des Etats-Unis et de la Suisse, prétendument confirmée par leur prospérité économique, amène ces mouvements à revendiquer un pouvoir politique hégémonique sur la Terre qui serait ainsi libérée du communisme, de l'islam et de l'humanisme.

[…] si l'Eglise réformée tend à décliner en Suisse, les valeurs qu’elle a portées (liberté individuelle, tolérance, etc.) se sont amplement diffusées dans la société helvétique ; à l’inverse, les évangéliques ont maintenu une forte vitalité ecclésiale, assortie d’une théologie conservatrice, mais se sentent à présent exilés sur le plan culturel, d’où leurs revendications relatives aux « symboles chrétiens » de l’histoire et de la nation suisse.

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Alors que les Eglises historiques sont très impactées par la sécularisation, les courants évangéliques gagnent de la visibilité. Cette progression sur un marché concurrentiel implique un positionnement plus marqué; il met les associations faîtières qui ont toujours laissé une grande liberté à leurs membres, en difficulté. L'auteur souligne l'absence préjudiciable d'un dispositif de régulation en donnant l'exemple d'un mouvement militant qui produit un calendrier de prière pour une faitière sans en être membre, sans donc adhérer aux lignes directrices.
Ce manque de contrôle a été évident lors de l'événement TheCall Geneva en 2012. Les églises locales ont apporté leur caution à une manifestation dans laquelle des propos pour le moins problématiques ont été prêchés. Comme l'auteur le rappelle, la portée de ces enseignements n'est pas qu'anecdotique puisqu'ils sont ensuite largement diffusés, dans le cas précis, notamment par un coffret de 8 DVD. La commercialisation de ces produits dérivés permet d'atteindre un public concerné. La célébration tenue dans un lieu chargé symboliquement, la cathédrale de Genève, a également un objectif missionnaire. L'impact implicite des interventions, en particulier celles des prédicateurs étasuniens, n'est pas décelable pour un participant non averti. L'analyse approfondie que fait Gonzalez de divers documents (textes, vidéos) attire l'attention sur les intentions politiques et les potentielles dérives qu'elles peuvent induire. Il précise toutefois que ces excès semblent dépasser les organisateurs, même les plus zélés, des communautés évangéliques locales.

C’est dans [un] contexte de lutte pour un conservatisme moral dont le fondamentalisme serait le garant, et d’une apologie — religieuse — du capitalisme dans sa variante néolibérale qu’il faut situer l’émergence du mouvement « néoévangélique ». De même, la création de ces séminaires théologiques visait à contrer les Facultés de théologie perçues comme trop libérales, tant sur le plan de la doctrine que de la vision économique et sociale, ou trop œcuméniques (notamment dans leur ouverture au dialogue avec le catholicisme romain). 

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Les candidats républicains à l'investiture présidentielle n'hésitent plus à obtenir le soutien des électeurs charismatiques et fondamentalistes qui adhèrent aux thèses du dominion. Cette quête d'un règne pour lequel combattre ici et maintenant donne une clé de compréhension aux attaques contre un ordre constitutionnel et une démocratie représentative aussi symboliques que ceux des Etats-Unis.
A mon sens, cette convergence d'intérêts est paradoxale. Alors que les Occidentaux s'inquiètent, à juste titre, des références au djihad, le discours de ces « prophètes» encourage un même combat, pas uniquement spirituel. Par ailleurs, les mêmes dirigeants qui s'appuient sur ces positions morales n'hésitent pas à soutenir des régimes autoritaires soutenant la propagation d'un islam rigoriste. L'enquête de Philippe Gonzalez ne se rapporte évidemment pas à ces questions géostratégiques. En détaillant les techniques de communication, la conquête de parts du marché spirituel et les fractures induites dans une société marquée par son passé judéo-chrétien, l'auteur rappelle les questions essentielles de l'articulation entre l'Etat et les églises, problématique que nous avons tendance à occulter.

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In Trump we trust ! dossier protestinfo.ch
Recension de Yannick Fer Archives de sciences sociales des religions, 168 | 2014