Vivre et mentir à Téhéran

Navai Ramita, trad. Cécile Dutheil de la Rochère. Vivre et mentir à Téhéran. 10-18, Stock, 2015.
City of Lies: Love, Sex, Death and the Search for Truth in Tehran


Le récit de Ramita Navai n'est pas sans rappeler ce que Delphine Minoui nous écrivait de Téhéran.
Elevée entre deux cultures, l'auteure nous rappelle ce que la plupart des émigrés vivent : le besoin de se connecter avec leurs racines. Elle sera correspondante du Times à Téhéran et découvre, dans les quartiers périphériques, une réalité très nuancée de la vie iranienne.

Ramita Navai quitte l’Iran avec ses parents à l’âge de six ans au moment de la Révolution islamique, comme sa mère l’avait fait avant elle une vingtaine d’années auparavant. Son éducation est donc très influencée par la culture britannique bien que ses père et grand-père, militaires, aient une forte attache avec la Perse.
Comme Minoui, elle doit faire face à l’Ershad, le Ministère de la Culture et de l’Orientation islamique, qui décide de l'accréditation des journalistes. Privée de sa carte, elle s’engage dans le volontariat et découvre en profondeur la réalité des quartiers sud de Téhéran où se retrouvent nombre de marginaux (réfugiés afghans, dealers et prostitué-e-s,…).
Vali Asr, la grande avenue qui traverse la capitale est l’axe du récit documentaire de Ramita Navai. C’est en la parcourant qu’elle expérimente les paradoxes de la société iranienne. La société bien née réside dans les quartiers nord et ignore la réalité et les besoins de ces populations.
Comme nous l’avons constaté les Iraniens cherchent des voies pour survivre à l’arbitraire omniprésent. L’auteure voit dans le chiisme la source de cette résilience "Dès le début de la conquê!e islamique, les chiites ont été encouragés à mentir pour cacher leur fol afin d’échapper aux persécutions – une pratique appelée taqiya. […] Cette pathologie du subterfuge s’est répandue dans toutes les villes et villages du pays.” (p. 14) Dans le Téhéran décrit par Navai, les Téhéranais de tout bord arrangent la réalité pour vivre.

Le shah était un homme voué au changement et, dans son impatience, il avait tiré l'Iran du côté des pays industrialisés, un monde dont le peuple avait peur et auquel il ne s'identifiait pas. Même si, contrairement à son père, le shah n'avait jamais interdit le tchador ni le hidjab, les porter était un signe d'appartenance aux classes laborieuses.
Sous le régime islamique, en revanche, les résidents de Meydan [un quartier sud] ont eu enfin le sentiment d’appartenir à la société. Ils n'étaient plus des étrangers sur leur terre. Leur pratique de la religion et leur mode de vie avaient non seulement le blanc-seing de l'État, mais ils étaient donnés en exemple. Ils se sentaient proches du pouvoir dont ils comprenaient le langage religieux. La plupart n'avaient jamais été politisés, mais cette proximité provoqua chez beaucoup un engouement en faveur du régime, lequel le leur rendait bien.[…] Avec un régime fondé sur Dieu et favorable aux petites gens, les habitants de Meydan n'avaient plus de raison de remettre en question l'autorité de l'État.

p. 76-77

Le portrait d’Amir est l’occasion pour l'auteure de rappeler les vagues successives d’oppression. Comme Minoui, elle relève les élans d’euphorie suivis de secousses, puis de répressions sanglantes qui sont le fait des états totalitaires.

Amir et sa petite bande eurent enfin l'occasion d'exprimer publiquement leurs convictions lors des manifestations massives après les élections de 2009. Immergé dans un océan d'espoir et d'euphorie, Amir avait été emporté par une vague de bonheur […] et il s’était mis lui aussi à filmer les événements sur son portable. Les premières images de ces manifestations montrent des milliers de Téhéranais de tous bords, toutes classes et tous âges confondus debout côte à côte, chantant et réclamant de nouvelles élections. Personne ne croit en une seconde victoire d'Ahmadinejad. […] L'excitation générale est palpable; les enfants rient et courent main dans la main, les gens s'expriment avec une liberté et une exubérance que l'on voit rarement dans les rues de Téhéran. Des flots humains dévalent sous les arbres de Vali Asr.
Puis les jours passèrent et le regard des gens commença à changer. La peur revenait, sournoise. De même que la police anti-émeutes et les bassidjis. […] les manifestations de masse donnaient lieu à des arrestations en masse. Le régime avait peur de la jeunesse iranienne.

p. 153-154

Lors de l’élection de Rohani, la population se réjouit, mais craint un emballement qui se termine dans la répression comme par le passé ou dans la désillusion qui a suivi le Printemps arabe.
Pour les familles de hezbollahis, la dictature théocratique, étaient une aubaine. Leur dogmatisme était récompensé par les autorités et ils trouvaient une fierté au "strict contrôle religieux qu'ils exerçaient sur leur vie et sur leurs femmes” (p. 256) Paradoxalement ces femmes n’avaient jamais été aussi bien éduquées "car on était assuré qu'elles ne seraient pas corrompues par le système éducatif islamique” (p. 256).
Vali Asr est la colonne vertébrale de la capitale qui relie les membres d'une société de toutes les contradictions. Les flots polluants qui circulent d’un pôle à l’autre disent la diversité de la population et sont témoins des accommodements mis en place pour assurer sa survie. Le régime lui-même est prêt à valider certains subterfuges. Niant l'homosexualité, il offre des facilités pour changer de sexe et a promulgué une fatwa pardonnant l’opération.
Le portrait de Farideh qui, étouffant à Téhéran, saisit l’opportunité d’un exil à Londres révèle peut-être les sentiments de Ramita Navai. Malgré une certaine aisance matérielle, elle est reléguée à vivre en marge de la société britannique et le manque de la culture perse rend sa vie insupportable.

Farideh passa une première semaine divine à Londres. […] À tel point qu'elle se sentait coupable d'avoir obligé son mari et son fils à supporter la vie en Iran en les privant de ça : la liberté, la vraie, et tout ce qui allait avec. Puis les semaines passèrent et elle commença à éprouver un curieux sentiment d'étrangeté. La vie à Londres était plus compartimentée, plus impersonnelle. […]
Deux mois plus tard à peine, Farideh fut surprise de constater qu'elle n'avait qu'une envie, rentrer chez elle. A Téhéran.

p. 351



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