L'équilibre du monde

Rohinton Mistry, L'Equilibre du monde, Trad. par Françoise Adelstain, Albin Michel, Le Livre de Poche, 890 p

Une vie, cela se fabrique, se disait-elle, comme n'importe quoi d'autre, il faut Ia pétrir, la ciseler, la polir afin d'en tirer le meilleur.

p. 70

C’est ainsi que Dina Dalal, une jeune veuve de la classe moyenne, conçoit l’existence. Elle observe les soubresauts de la mégalopole avec un certain détachement. Ses origines parsies lui permettent de s’abstraire des grands conflits communautaires. Mais son indépendance d’esprit n’est pas bien vue de ses proches.
Indira Gandhi 1977
Mistry compose une grande fresque romanesque rassemblant, à l’exemple de Dina, des pièces disparates dans son patchwork. Le récit se déroule pendant l’état d’urgence. Indira Gandhi manoeuvre pour faire entrer l’Inde dans la modernité, tentant de vaincre la pauvreté. Simultanément, elle ne recule devant rien pour s’accrocher au pouvoir.

Son boulot devenait de plus en plus dur. Rassembler des foules pour des réunions politiques, ça allait. Ramasser des suspects MSI [loi sur le maintien de la sécurité intérieure], ça passait aussi. Mais démolir des lotissements, des éventaires, des jhopadpattis et il pouvait dire adieu à sa tranquillité d'esprit. Et avant que ses supérieurs n'élaborent cette stratégie pour résoudre la question de la mendicité, il lui avait fallu décharger les squatters des trottoirs dans des terrains vagues, à l'extérieur de la ville. Il rentrait malheureux de ces missions, se saoulait, violentait sa femme, battait ses enfants.

p. 465

Dina, pour survivre, engage deux tailleurs à son domicile et loge un étudiant sous son toit. Ces décisions l’obligent à aménager son logement et à s’ouvrir à des réalités qui n’étaient pas les siennes. Elle poursuit inlassablement la composition de son couvre-lit. Malgré son engagement, elle n’arrive pas à en achever l’assemblage. Maneck l'étudiant, en tire un parallèle avec l’imperfection du monde.

– Dieu est mort. C'est ce qu'a écrit un philosophe allemand. [...]– Maintenant je préfère croire que Dieu est un géant qui fabriquait un patchwork. Avec une infinité de motifs. Et le patchwork a tellement grandi qu'on ne peut plus discerner le modèle; les carrés, les rectangles et les triangles ne s'emboîtent plus les uns dans les autres, tout ça n'a plus de sens. Alors Il a abandonné.

p. 492

Comme dans les scénarios de Bollywood, on s’attend à ce que l’engagement de Dina, sa ténacité, sa générosité, certes contrainte par les circonstances, permettent aux héros de dépasser les limites de leur condition. Shankar, le mendiant, a appris à positiver et sert d’exemple aux tailleurs qui revoient alors leurs ambitions.

Je mettais très longtemps à rejoindre les différents emplacements que le Maître me réservait. Le matin, à midi et le soir -- sortie des bureaux, heure où la foule déjeune, heure où elle va faire ses courses. Alors, il a décidé de me procurer cette planche. Un homme si gentil, je n'en dirai jamais assez de bien. Le jour de mon anniversaire, il m'offre des sucreries. Parfois il me conduit chez une prostituée. Il a beaucoup, beaucoup de mendiants de son équipe, mais je suis son préféré. Sa tâche n'est pas facile, il y a tant à faire. Il paye la police, trouve le meilleur endroit pour mendier, s'assure que personne ne l'accapare. Et quand un bon Maître veille, sur vous, personne n'ose voler votre argent.

p. 474

Mais ni les uns, ni les autres n’échappent à leur destin.Bombay slum 1981

Slum de Bombay, 1981


Mistry décrit la force, le courage que chacun déploie pour survivre dans la mégalopole (Bombay, jamais nommée). Ce ne sont plus les protagonistes qui sont acteurs, mais la cité qui les modèle. “Ce n'est pas nous, c'est cette ville,. Une usine, une filature à histoires, voilà ce qu'elle est” (p.583). L’équilibre du monde est instable et la mégalopole tentaculaire, enjeu de conflits qui la dépassent, ne se laisse pas dompter.
Le roman de Mistry aborde les grands thèmes de l'Inde (les castes, la partition,…) parfois de manière quelque peu didactique. Le coeur de son roman traite cependant de l'État d'urgence (1975-1977) d'une manière nuancée. Il dénonce les conservatismes qui laissent la corruption, les violences miner le progrès et une aspiration à sortir les masses de l'indigence. Cette tonalité annonce le dénouement…

Critique de André Clavel