L'origine des autres

Modele Joseph
Morrison Toni. L'origine des autres. Bourgois, 2018.

Théodore Géricault, Étude d'homme, d'après le modèle Joseph (1818-19) dit aussi Le nègre Joseph


En marge de l'exposition Le modèle noir de Géricault à Matisse, l'essai dense de la romancière Toni Morrison permet d'enrichir la réflexion sur le racisme et la race. Sa notoriété de femme noire lui donne un certain crédit dans l'analyse de la construction de l'altérité. Dans une série de conférences prononcées à Harvard, elle étudie le rôle du Noir dans la littérature. Elle relève notamment quelques constances : “Dans une grande partie de la littérature américaine, quand l'intrigue requiert une crise familiale, rien n'est plus répugnant qu'un rapport sexuel consenti entre les races. C'est l'aspect consenti de ces relations qui est rendu scandaleux, illégal et abject." (p. 41).

Qu'est-ce que la race (en dehors de l'imagination génétique) et pourquoi importe-t-elle ? Une fois ses paramètres connus […], quel comportement exige-t-elle/encourage-t-elle? La race est la classification d'une espèce et nous sommes la race humaine, point final.
Alors quelle est cette autre chose : l’hostilité, le racisme social, la fabrication de l'Autre ?

p. 25

Morrison effectue le même décryptage que les curateurs de l'exposition «Le modèle noir» lorsqu'elle étudie la place des «gens de couleur» dans les œuvres littéraires. Quand Harriet Beecher Stowe écrit, à l'intention d'un public blanc, La case de l'Oncle Tom, elle cherche à humaniser l'esclavage. L'essayiste tente de se mettre à la place de ce lecteur : “Comment, par exemple, au XIXe siècle, rendez-vous sûre votre entrée dans l’espace noir ? Vous contentez-vous de frapper et d’entrer ? Si vous n’êtes pas armé, entrez-vous vraiment ?” (p. 22) Stowe embellit le décor pour rendre possible la pénétration du maître dans l'espace de Tom, mais décrit l'espace intérieur comme appartenant à un monde sauvage. Toni Morrison prête à Mrs Stowe une intention bienveillante en assurant que les "esclaves se contrôlent eux-mêmes. N'ayez pas peur. Les nègres veulent uniquement servir. Elle sous-entend que l'instinct naturel de l'esclave penche vers la gentillesse : instinct perturbé uniquement par de méchants Blancs qui […] les menacent et les maltraitent.." (p. 21-22)
Plus généralement, l'utilisation du
colorisme , dénote une frontière et révèle l'Altérité. Elle cite Hemingway dans En avoir ou pas dont le personnage principal s'adresse au seul personnage noir en utilisant son nom, Wesley, mais que le narrateur désigne uniquement par «le nègre». Morrison dénonce également le manque de nuances des écrivains occidentaux quand ils traitent de l'Afrique.

Pour ceux qui accomplissaient cette traversée littéraire ou imaginaire, le contact avec l'Afrique offrait des occasions passionnantes d'expérimenter la vie dans son état primitif, à peine formé, mal défini, ce qui aboutissait à la compréhension de soi : une sagesse qui confirmait les avantages du droit de propriété des Européens sans la responsabilité qui consiste à rassembler beaucoup d’informations réelles sur aucune culture africaine. Seuls un peu de géographie, beaucoup de données climatiques et quelques coutumes et anecdotes suffisaient comme toile sur laquelle on pouvait peindre le portrait d'un moi plus sage, plus triste, ou pleinement réconcilié.

p. 86


Sensible à l'utilisation de la couleur de la peau pour hiérarchiser les personnages et réduire leur caractère à leur carnation, Toni Morrison révèle comment elle tente d'éviter ce travers… et décrit l'accueil parfois mitigé que réservent les éditeurs aux écrits dont elle a expurgé les références à la race.
Aujourd'hui, pour le monde occidental tout au moins, l'Autre emblématique est la femme voilée. En son nom, de nombreuses Mrs Stowe sont prêtes à intervenir dans la sphère publique. En les priant d'abandonner leur foulard, elles s'attendent à leur permettre de rejoindre leur monde; elles oublient que leur statut d'immigrées les prédestine à l'exploitation. Les migrations liées à la mondialisation sont une forme de perpétuation de l'esclavage. Les lignes de fracture se jouent sur la frontière.

Si l'on exclut l'apogée de la traite des esclaves au XIXe siècle, les mouvements de population massifs survenus durant la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe siècle se sont avérés plus importants que jamais. Ce sont des déplacements d'ouvriers, d'intellectuels, de réfugiés et d'immigrants, qui traversent les océans et les continents, qui arrivent par la douane ou sur des embarcations précaires, qui parlent de multiples langages d'échanges commerciaux, d'intervention politique, de persécution, de guerre, de violence et de pauvreté. Il ne fait guère de doute que la redistribution (volontaire ou involontaire) de la population sur toute la surface du globe figure en première place à l'ordre du jour de l'Etat, dans les salles de conférences, dans les quartiers, dans la rue. Les manœuvres politiques visant à contrôler ces déplacements ne se limitent pas à surveiller de près les dépossédés et/ou à les retenir en otages. Une bonne partie de cet exode peut être décrite comme le voyage des colonisés vers le siège des colons (les esclaves, en quelque sorte, quittant la plantation pour se diriger vers le domicile du planteur) […]
Le spectacle de ces déplacements massifs attire inévitablement l'attention sur les frontières, les endroits poreux, les points sensibles, où le concept de patrie est perçu comme menacé par les étrangers. Une grande partie de l’inquiétude qui plane, au-dessus des frontières et des portes est attisée, me semble-t-il, par : 1) à la fois, la menace et la promesse de la mondialisation.
2) une relation difficile avec notre propre extranéité, notre propre sentiment d'appartenance qui se désintègre à vive allure.

p. 79-80


André Clavel pour Le Temps
Nécrologie de Toni Morrison 6.8.2019 – Josyane Savigneau, Le Monde