Apeirogon

McCann Colum, Apeirogon , Paris, 10/18, Belfond, 2020.

Apeirogon : une forme possédant un nombre dénombrablement infini de côtés.

Du grec apeiron : être sans limite, être sans fin. Lié à la racine indo-européenne per : essayer, risquer.

p. 581


La lecture de l'Apeirogon de Colum McCann m'évoque davantage une boule à facettes qu'une figure plane proche du cercle. D'une part ces 1001 chapitres, quelques fois une brève phrase ou une image, éclairent divers aspects du conflit israélo-palestinien; d'autre part en prenant de la distance,  le roman a un vrai relief.

Ça ne s'arrêtera pas tant que nous ne discuterons pas.

p. 55


Les vies de Bassam Aramin et de Rami Ethanan ne devaient pas se croiser. Les barrières physiques séparant les populations dans les territoires occupés et les obstacles imaginés pour s'assurer que les populations palestiniennes et israéliennes se méconnaissent auraient dû les tenir à distance. Le premier n'est pas sorti indemne de son séjour de 7 ans en prison pour terrorisme : il y a appris que des innocents ont subi un holocauste pour la seule raison qu'ils étaient juifs. La Guerre du Kippour a ébranlé le second au point qu'il refuse des engagements politiques et sociaux.
Ils ont perdu l'un et l'autre une fille dans les tensions entre Palestiniens et Israéliens. L'une touchée par une balle tirée par un policier, l'autre victime d'un attentat terroriste. Au lieu de se perdre dans la vengeance, ils préfèrent s'engager pour la reconnaissance réciproque de leurs peuples.
Colum McCann met ces deux animateurs de The Parents Circle au coeur de son roman Apeirogon. En choisissant de l'écrire en très courts chapitres, il indique la complexité d'une situation qui se laisse découvrir par petites touches. Que ce soit par comparaisons ou par enchaînements, l'auteur développe son texte en relevant l'importance de se connaître pour se faire confiance. Bassam et Rami veulent croire, par leur engagement, que la situation israélienne n'est pas sans issue, même si l'Occupation telle qu'elle est pratiquée est un obstacle majeur.

Vous allez peut-être trouver cela curieux, mais en Israël on ne sait pas vraiment ce qu'est l'Occupation. On s'assoit dans nos cafés, on passe un bon moment, et on n'a pas à s'en soucier. On n'a aucune idée de ce que c'est que de franchir un checkpoint chaque jour. Ou de se faire confisquer la terre de ses parents. Ou de se réveiller avec une arme sous les yeux. Nous avons deux catégories de lois, deux catégories de routes, deux catégories de valeurs. Pour la plupart des Israéliens cela paraît impossible, c'est une sorte de distorsion bizarre de la réalité, mais ce n'est pas le cas. Tout simplement parce qu'on ne sait pas. On a la belle vie. Le cappuccino a bon goût. La plage est ouverte. L'aéroport est à deux pas. On n'a pas accès aux informations sur la vie des gens en Cisjordanie ou à Gaza. Personne n'en parle. À moins d'être soldat, vous n'avez pas le droit d'entrer dans Bethléem. On roule sur nos routes autorisées aux seuls Israéliens. On contourne les villages arabes. On construit des routes au-dessus et au-dessous, mais uniquement pour les rendre anonymes. Peut-être qu'on a vu une fois la Cisjordanie, pendant notre service militaire, ou peut-être qu'on regarde une émission de télé de temps en temps, et nos cœurs saignent pendant une demi-heure, mais on ne sait pas vraiment, réellement, ce qui se passe. Jusqu'à ce que le pire advienne. Et là, tout est bouleversé.

p. 317-318

Les idées de ces deux hommes ne se dissolvent pas dans leur action commune. Leurs familles ont un parcours qui les lie, mais ils appartiennent à deux sociétés qui ont des valeurs qu'ils ne rejettent pas. Colum McCann se donne les moyens de montrer cette tension entre convergences et divergences et la douleur infinie de perdre un enfant, qui plus est dans ces circonstances tragiques. L'auteur fait quelques allusions à d'autres situations dans lesquelles l'objectivation de l'autre est moteur du conflit, comme dans son Irlande natale.
L'exploitation abusive de l'actualité à des fins de propagande conduit à une manipulation de l'information que McCann relate dans la couverture médiatique des deux drames. Pourtant la médiatisation de l'action de Bassam Aramin et de Rami Ethanan permet aussi de jeter un fil entre des communautés qui se sont persuadées de leur irréversible antagonisme.

Le coup de téléphone survint au milieu de la soirée. Quatorze ans après l'attentat. Rami fut décontenancé. Une réalisatrice de documentaire. Elle avait été en contact avec les familles, à Assira al-Shamaliya. Les mères et pères de deux des trois terroristes souhaitaient le rencontrer. Au cœur de la Cisjordanie, disait-elle. C'était du jamais vu. Ils se laisseraient filmer par une équipe occidentale. Dans leur village. Dans leurs maisons. Dans leurs salons.
Elle se chargerait du transport, de la sécurité aussi. Il n'avait aucune inquiétude à avoir. Elle pouvait lui garantir cela. Il allait devoir être convoyé clandestinement en Cisjordanie, mais il savait déjà que cette partie-là serait facile.
Ils l'attendraient – les parents des hommes qui avaient assassiné sa fille.

p. 155

Les changements que Colum McCann semble souhaiter impliquent non seulement la reconnaissance de l'autre, mais un regard sur ses propres valeurs. En se revendiquant “armée la plus morale du monde”, en référence à la volonté des pères fondateurs de l'État d'Israël, Tsahal se place dans une posture morale que, comme le montre le verdict nuancé de l'affaire Aramin, la classe politique israélienne n'est pas encore prête à assumer.

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Affaire Azaria – Le Courrier 27.02.2017
Luis Lema pour Le Temps