Maurice à la poule

Maurice à la poule, Matthias Zschokke, 2009, Zoé

Là d'où il vient, les garçons s'appellent Maurice. C'est lié au conservatisme qu'inspirent les tableaux d'un peintre du lieu, célèbre dans la seconde partie du XIXe s.
La légende voudrait qu'il obtint que le train de Paris à Bene s'arrête dans son village pour qu'il put atteindre, selon son humeur, une capitale ou l'autre.
Maurice, lui, a opté pour Berlin. Il a développé une petite activité de conseiller en communication dans un quartier excentré, le Nord-Est, qui dépérit alors que la ville se renouvelle après la Réunification.

La maison dans laquelle Maurice imagine le violoncelle est perdue dans un voisinage délabré. La Seconde Guerre mondiale n'a pas laisse grand'chose dans le nord de la ville. Ce qui a été épargné, on l'a rasé. Ce qui s'y trouve aujourd'hui a été construit dans les années soixante du vingtième siècle, des logements vite érigés et abordables qui ont attiré des locataires aux moyens financiers correspondants, sur quoi le quartier a basculé sur le plan social et a été déclaré, comme on dit, quartier sensible.

p. 41

Il vit à proximité de Berlin Zoologischer Garten; le passage des trains rythme une partie de son existence. Sa présence au bureau, elle, se dilue dans l'observation d'un milieu qui se délite.
Au rythme ferroviaire, répond la quête obsédante du musicien qui répète de l'autre côté du mur. La géographie de l'espace n'est pourtant pas si simple qu'il n'y paraît et l'accès à la source musicale nécessite énergie et ténacité, qualités que Maurice a abandonnées.
Cette contemplation l'entraîne dans le cynisme et la négation de soi. Ses lettres à Hamid deviennent de plus en plus rares..

« Pardonne-moi de ne m'être pas manifesté depuis si longtemps. Je ne vis rien et n'ai rien à te raconter. C'est aussi simple que ça. Et reparler sans cesse, par pure nécessité, du musicien derrière la paroi, je n'en ai plus le cœur.

p. 239

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Der Gemeindeschreiber – Albert Anker wikimedia commons

La recherche élaborée des termes de Zschokke distingue l'auteur de son sujet, écrivain public. Sur le parking, “des voitures couvaient les unes à côté des autres”. Les baigneurs se meuvent “comme s'ils étaient surveillés, comme s'ils avaient été astreints à se comporter de façon non suspecte”. Au restaurant, il commande des mûres à la crème qui “avaient un goût de mûres et de crème, comme si l'on était allé les chercher dans sa mémoire”. Lorsqu'il décrit le monde du travail, le lexique est plus brutal. Des collègues “se jettent dans des activités totalement infernales pour que leur vie de galérien couvre le bruit bien plus menaçant qui résonne au fond d'eux-mêmes.

On ne peut pas tout puiser dans le Robert, bien entendu. Pour parvenir aux strates plus profondes du savoir, ce sont des pelletées de dictionnaires qu'il faut plutôt. Des vieux, usés, de préférence. Certes, les nouveaux prélèvent le savoir demandé proprement et sans résidus, mais ce faisant, ils sectionnent de sang-froid toutes les petites racines secondaires et aériennes. C'est pourquoi souvent, le savoir ainsi prélevé meurt prématurément et traîne ensuite dans un coin, desséché.

p. 59

Si les pensées ne se posent plus dans la tête de Maurice, elles ne tarissent pas dans celle de Zschokke. L'origine de son sujet est prétexte à évoquer le lieu de son enfance et à porter un regard cruel sur le temps qui passe. Il choisit de décrire les ravages sur les êtres, par opposition à un Anker dont de nombreux tableaux se rapportent à l'enfance.

Le temps passé à ne rien faire se dépose en strates autour du paresseux. En séchant, ces strates se solidifient. Quiconque ne parvient pas à s'en libérer à temps finit, un beau jour, par ne plus pouvoir bouger et se retrouve pris au piège. Qui s'arrête, rouille. Ce qui n'est pas utilisé commence à se délabrer; un vélo qui reste des années dans une remise; un être humain qui reste vautré pendant des années : un jour, il ne peut plus bouger d'un pouce. Ses articulations, ses muscles, ses tendons ne lui obéissent plus. Ça ne fait rien. Tout le monde finit un jour par rester définitivement étendu; ça, on ne peut pas le nier.

p. 128


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Critique de Lisbeth Koutchoumoff pour Le Temps
Interview de Matthias Zschokke dans le tTemps
Les Bonnes feuilles d'Anne Pitteloud