Le monde de l'éditorialiste

Bernard GUETTA et Jean LACOUTURE, Le monde est mon métier. 2007. Paris. Bernard Grasset.

J'ai une telle peur du chaos et de la barbarie qu'il porte en lui, une telle détestation de la furie révolutionnaire, de ces chocs sanglants dont l'injustice accouche immanquablement, que je ne peux ni ne veux dissocier le journalisme d'une volonté d'éclairer la route vers plus d'harmonie, vers la perception des raisons de l'autre et ces permanentes concessions réciproques qui, seules, préviennent les guerres.

Bernard Guetta

La lecture de la chronique hebdomadaire de Bernard Guetta dans le Temps est un moment bienvenu, qui souvent permet de se distancier des certitudes, de "transfigurer un réel qui n'est que l'instant". Cette distance n'est pas toujours possible, tant la vérité du terrain est parfois éloignée des représentations que nous nous en faisons.
Couverture de le Monde est mon métier
Ce dialogue entre éditorialistes qui vécurent l'un la fin du colonialisme et l'autre la chute du communisme rappelle les événements importants qui suivirent la fin de la Deuxième Guerre mondiale et à saisir leurs acteurs dans leur humanité. C'est avec les hommes d'État et leurs collaborateurs qu'ils évoquent les conséquences des événements, visions qui empêchèrent un Mitterand, par exemple, de s'enthousiasmer pour la chute du Mur car "il savait que la coupure de l'Europe avait gelé d'innombrables problèmes nationaux, territoriaux, frontaliers, religieux, qui allaient ressortir au fil des années et […] poser un nombre de questions assez considérable."

J'ai pratiqué ce double langage pendant une partie de ma vie car tendre vers la vérité vaut mieux que pas de vérité du tout ou qu'une vérité qui vous condamne au silence.

Jean Lacouture


L'intérêt de l'ouvrage réside surtout dans l'expression de valeurs qui aident le lecteur et l'auditeur à percevoir les inflexions de l'histoire et, par conséquent, à agir. Les deux journalistes se plaisent à se référer à un papier particulièrement visionnaire ou à la retenue d'informations dommageables pour l'équilibre géopolitique, sans taire leurs erreurs. Bernard Guette voit le journaliste fait pour défendre la liberté et une certaine idée de la justice et de de l'harmonie sociales, mais l'exhorte à dénoncer ceux qui, au nom de ces idéaux de démocratie, commettent des erreurs.

Le regard des éditorialistes sur l'époque contemporaine rend attentif aux poids de l'Histoire et des idées préconçues. Ainsi des droites et des gauches dont les représentations remontent au XIXe s. : «partis de l'ordre et du
statu quo» opposés aux «partis du mouvement, du progrès et de la modernité» auxquelles on attribue des idées d'égoïsme ou de cœur dont on était convaincu que leurs "camps partageaient le monde dans un indépassable horizon." Ces a priori empêchent de voir que l'apogée de l'État-providence a lieu sous Nixon aux États-Unis et sous Giscard d'Estaing en France. La chute du communisme, l'émergence de nouveaux pays sur l'échiquier politique, les progrès de la médecine et l'allongement de l'espérance de vie ont modifié durablement le rapport de forces entre le Capital et le Travail, renversant les certitudes qui ont dominé le monde pendant plus de soixante ans.
L'Afghanistan est le lieu d'un autre changement fondamental : la défaite qu'y ont subies les forces soviétiques a donné l'espoir aux Islamistes de vaincre l'autre superpuissance, les États-Unis. Même si cette victoire semble inaccessible, sa seule évocation a durablement modifié les équilibres géopolitiques, particulièrement dans un contexte où l'altérité éveille des craintes.

L'éditorial va plus loin que la relation des faits. Il essaie d'inscrire les faits du présent dans l'héritage du passé et dans une dynamique du futur. À l'aide du passé, il tente de projeter dans l'avenir.

Bernard Guetta

Nous avons constamment cherché ce que la société à laquelle nous appartenons pouvait tirer des faits dont nous étions témoins. Il me semble que notre journalisme était toujours trop fiévreusement tendu à la conclusion.

Jean Lacouture



Chronique L'air du large consacrée à cet ouvrage