Les Balkans, proches et différents

GARDE Paul. Les Balkans. 1996. Paris : Flammarion Dominos n°35

Le Seigneur annonça à ses amis qu'ils allaient maintenant entendre des rhapsodes des Balkans venus tout droit de la bataille de Kosovo où la chrétienté avait essuyé une lourde blessure, et il exhorta tous les assistants à prier : Puisse celle-ci être la dernière !
Dans le profond silence qui s'installa, chacun à son tour, dans sa langue, entonna le vieux chant, chant aussi froid que la pierre : Un épais brouillard couvre la plaine des Merles; Serbes levez-vous, les Albanais nous enlèvent le Kosovo ! – Ô ! Quel brouillard opaque nous enveloppe. Dressez-vous, Albanais, le Kosovo tombe aux mains du Slave !

KADARÉ Ismail. Trois chants funèbres pour le Kosovo. 1998. Fayard

La seconde partie de cet ouvrage montre l'originalité des Balkans et explique pourquoi, malgré le même passé dans l'Empire romain, ils nous sont si étrangers.
En Europe occidentale, après les grandes invasions de la fin du Ier millénaire, les mélanges de populations se sont résorbés par l'assimilation et ont créé de vastes espaces homogènes. Dans les Balkans, ces invasions ont créé des territoires mixtes et la slavisation n'est pas achevée après treize siècles ! Les invasions turques complexifient encore la carte ethnique par la conversion à l'islam de populations chrétiennes. La misère et l'insécurité régnant dans l'Empire ottoman, notamment lors de sa décadence, ont occasionné de nombreux déplacements de populations. Au Kosovo, les Albanais remplacent les Serbes qui ont émigré vers le Nord. Au début du XIXe s. toutes les villes étaient mixtes et dans les zones rurales les diverses ethnies étaient enchevêtrées malgré la prépondérance de villages à population homogène.
Quand l'Europe connaît le développement des Lumières, l'insécurité domine dans un Empire ottoman soumis à un droit arbitraire et à la pauvreté. Alors que la domination de Rome sur l'Église catholique est un facteur de stabilité, l'indépendance des Églises orthodoxes nationales amplifie les conflits entre peuples, avec l'habile concours des sultans qui créent ou suppriment des patriarcats à leur gré. La structure de l'Empire ottoman consacrait la prééminence de l'islam. Les chrétiens et les juifs avaient une position subalterne : c'était des communautés reconnues placées sous l'autorité de leur chef religieux. Ce système renforça le sentiment d'appartenance confessionnelle (avec ou sans foi d'ailleurs).
Sur ces bases s'est développé le nationalisme importé d'Occident. Au flottement dans la désignation des populations se substitue un nom unique, une langue propre supplante les dialectes et les langues des puissances dominantes. Le serbe, le croate et le bosniaque se rapprochent ou se distinguent au gré des tendances politiques. La parenté des langues serbo-croates est d'ailleurs à l'origine de l'idée d'une nation yougoslave.
Chaque peuple recherche sa légitimité dans l'histoire. Si on observe un continuum historique en Occident, le passé des Balkans est discontinu avec des États intermittents et la soumission à des empires. Privilégiant la référence à leur apogée, les États se trouvent en conflits territoriaux qu'intensifiient les interprétations divergentes du passé. Les revendications sont incompatibles, les frontières sont contestées, la situation, dès 1912, est tendue.
Les États balkaniques renferment des minorités que, dès 1878, les diplomates européens appellent à reconnaître. Mais la tendance naturelle est à l'homogénéisation, qui dans ses formes les plus violentes devient «épuration ethnique», une réalité de trois siècles dans les Balkans.
Les Serbes voient dans le Royaume yougoslave créé en 1918, l'occasion d'être tous réunis dans un État alors que les Croates et les Slovènes se réjouissent plutôt d'être libérés du joug autrichien. Le royaume étant de fait aux mains des Serbes, les autres ethnies sont spoliées.
Sous le régime communiste, l'État yougoslave sera réellement multinational. Le régime titiste, par sa relative indépendance face à Moscou, a plus progressé que ses voisins, mais la chute du communisme met en évidence un décalage économique énorme avec l'Europe occidentale.
Lorsque Tito meurt, les tensions se font vives et Miloševic s'appuyant sur la prépondérance serbe dans leparti et l'armée reprend les thèmes nationalistes, mobilisant les foules contre les Albanais, la principale minorité. La Croatie et la Grèce connaissent aussi des tendances ultra-nationalistes.
Les interventions des grandes puissances n'ont pas contribué à une stabilisation des Balkans. Les violences subies, les déplacement de population, les jeux d'influence sont autant de facteurs d'insécurité et renvoient à chacun la question de son action citoyenne pour un monde plus solidaire.