Le Kosovo autrement

Stéphane YÉRASIMOS Le retour des Balkans 1991-2001. 2002. Paris. autrement. Collection Mémoires

La société du Kosovo dans la décennie 1991-2001
La question de la mémoire est présente dans le conflit qui oppose Serbes et Albanais. certains en font remonter l’origine au Moyen-Âge, mais les causes directes se trouvent dans le demi-siècle communiste. C’est sous cette ère que les dirigeants et l’élite ont été formés et c’est elle qui a façonné la société actuelle.
À des périodes de « colonisation » serbo-yougoslave ont succédé des intermèdes où l’influence albanaise a été prépondérante (1941-1945, « Grande Albanie » sous l’influence de l’Italie fasciste). De 1948 à 1965, le Kosovo souffre de son peu d’adhésion au mouvement communiste de Tito. Dès lors, pour affaiblir la Serbie, pour atténuer le retard économique du Kosovo et pour favoriser un rapprochement avec l’Albanie de Hoxha, elle aussi hors du Pacte de Varsovie, le Maréchal permet un épanouissement de la minorité albanaise et accorde le statut d’autonomie à la province. Dans les années 90, retour du balancier et, à l’instigation de Milosevic, suspension du statut d’autonomie et répression policière généralisée.
L’image d’une alternance qui renvoie à une opposition ethnique ancestrale ou la confrontation des nationalités au sein de la fédération titiste est réductrice. En 1968 et en 1981, les manifestations en faveur de l’instauration d’une république sont liées à la politique yougoslave écartelée entre centralisation et décentralisation.
La crise des années 1990 a des sources économiques (opposition entre Croatie et Slovénie, riches, et Kosovo, la région la plus pauvre), institutionnelles (les albanais entendaient profiter des fonds fédéraux au développement alors que le climat entre républiques se détériorait), démographiques (plus fort taux de natalité en Europe). La dégradation des relations culmine en 1998-1999 parce que Milosevic instrumentalise ce conflit pour assurer son maintien au pouvoir et parce que les Occidentaux décident d’intervenir dans la crise. Aux frappes de l’OTAN sur leur territoire, les forces serbes répondent au Kosovo en faisant environ 10'000 victimes et en créant un flot de 950'000 réfugiés qui déstabilisent la région. Le compromis qui mit fin au conflit prévoyait une « autonomie substantielle » du Kosovo. La résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU créait une force internationale dirigée par l’OTAN (KFOR) et une administration civile placée sous le contrôle onusien (MINUK).
Sur le plan intérieur au Kosovo, l’organisation sociale des populations est un facteur déstabilisant. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la population était albanaise aux trois quarts. En raison de la tendance « naturelle » des Serbes à émigrer pour trouver des conditions économiques plus favorables au cœur de leur république et à cause d’un taux de natalité plus important, la prépondérance de la population albanaise s’était accentuée en 1991 (82% d’Albanais, 10% de Serbes). Cette population majoritaire n’est pas homogène malgré ce que peut laisser croire le plébiscite d’Ibrahim Rugova suite au vote clandestin de septembre 1991 instaurant une « République du Kosovo » avec 99% des voix. Avant les années 80, les musulmans des villes étaient influencés par une identité turque, plus citadine que l’image rurale véhiculée par l’identité albanaise. L’évolution du régime titiste a cependant permis un renforcement de cette identité albanaise.
La structure en familles élargies –shpije– joue un rôle important dans ce pays jeune. La crise économique des années 80, l’impossibilité pour la population albanaise d’intégrer le secteur public puis les licenciements massifs de l’été 1990 ont poussé de nombreux hommes à émigrer en Europe occidentale et à soutenir financièrement les cellules familiales. Cette précarisation économique a aussi permis l’éclosion de réseaux de trafic et de crime organisé.
Sous ces diverses influences, la communauté albanaise s’est déchirée en multiples factions sous l’influence de partis éclatés et des traditions familiales et régionales. L’indépendance des commandements de l’UÇK atteste de cet éclatement.
Ces conditions ont rendu le mandat de l’UNMIK, administrer un pays dont la structure étatique était complètement désorganisée suite à l’abandon de la province par les autorités de Belgrade et par la persistance d’une société parallèle mise en place par Rugova et renforcée par l’UÇK pendant la guerre, particulièrement délicat. Les autorités kosovares mises en place au terme du plan Ahtisaari, 120 jours après la déclaration d’indépendance du 17 février 2008, devront résoudre les mêmes défis. Elles seront supervisées par un groupe de pilotage international qui veillera particulièrement au respect des communautés non albanaises et à la répression du crime organisé. Si la tâche paraît ardue, elle sera facilitée par la prise en charge de la direction de l’État par ses habitants.