Divagation


Annie Ernaux, souvent citée pour sa pertinence, différencie de manière subtile ce qui tient d'une mode et ce qui relève d’injonctions, plus impératives, émises par un système politico-économique. Cette perspicacité transforme son récit de vie Les années en un témoignage de l'engagement personnel de toute une génération de femmes pour tenter de renverser un ordre patriarcal.
Cet engagement social est dénoncé par les plus conservateurs comme une soumission à la bien-pensance étasunienne. C'est oublier que cette rhétorique feint d'ignorer que le conservatisme américain, incarné par Donald J. Trump, est prêt à faire voler la cohésion sociale pour permettre le meilleur profit de quelques-uns. Cette prégnance d'une économie (ultra-)libérale est une constante, mais jamais Big Oil ne l'a revendiquée aussi brutalement. La diabolisation de l'autre (démocrate, musulman, homosexuel, immigrant, etc.) est un puissant levier pour endormir la vigilance des populations fragilisées, à leurs dépens, et dévoyer la démocratie. Cette perversion n'est malheureusement pas la prérogative des États-Unis…
Réduire la revendication des Afro-descendants à être reconnu comme citoyens américains légitimes à une pensée politiquement correcte est un affront. C'est un déni d'une discrimination séculaire. Ces appels à la reconnaissance peuvent avoir une sublime profondeur sous la plume de Toni Morrison ou de James Baldwin.

Harlem 138th St

138th St – Harlem, New York


Ces cris peuvent aussi éclater en violentes rébellions contre l'évidence de discriminations arbitraires. L'existence d'espaces de revendication laisse ouvert un espoir d'évolution, contrairement à la situation qui prévaut dans les régimes totalitaires. Mais cette marge de liberté, indéniablement liée à la culture spécifique de chaque nation, est étroite et fragile.
Lorsque la liberté se transforme en dogme, elle menace d'annihiler tout esprit critique. À cet égard les tensions qui traversent la société française peuvent être considérées comme le refus de tout discours discordant du narratif de la Révolution française. Les compromissions encore tues des uns et des autres, notamment pendant la Guerre d'Algérie, restent des lignes de fracture. Prendre acte des méfaits commis, les erreurs de l'histoire, est parfois considéré comme un reniement de la Nation. La dérive totalitaire de l'Allemagne nazie a induit une démarche réflexive qui permet une analyse plus nuancée de la société contemporaine. Aucun pays n'est cependant exempt de complaisance à l'égard de son histoire.
Selon le point de vue, on peut considérer l'ordre institutionnel comme stable et/ou le monde au bord de l'abîme. Les lignes de fracture ne se lisent plus en Est/Ouest ou Nord/Sud mais bien plus dans la gouvernance des États. Lorsque la première puissance mondiale, celle qui se faisait forte d'imposer la démocratie (de préférence libérale et capitaliste) au globe entier, valide les autocrates qui tiennent leur population en otages, le pessimisme domine.
Deux mouvements se développent simultanément : à l'interconnectivité qui tend à nous rendre transparents s'oppose une forte poussée identitaire prétendant à une authenticité exclusive. À l'ère de la globalisation généralisée, on observe deux narcissismes : celui des individus sur les réseaux sociaux et celui des potentats qui captent toute forme de mécontentement à leur profit.

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