Les années

Ernaux Annie, Les années, Gallimard Folio 2017.

Annie Hsiao-Ching Wang – The Mother as a Creator – Images Vevey

Le projet artistique de la taïwanaise Annie Wang, plongée conceptuelle dans l'aventure de la maternité, et l'autobiographie d'Annie Ernaux découverts la même semaine font partie de ces hasards qui illuminent.
Le récit d'Annie Ernaux nous entraine simultanément dans l'histoire d'une génération et le parcours intime de l'écrivaine.blogEntryTopper

Les questions relatives au racisme, aux inégalités de genre ou aux orientations sexuelles, dans l'air du temps, font fréquemment référence à Annie Ernaux. Son parcours personnel la positionne parmi les transfuges de classe à l'instar de Didier Eribon ou d'Edouard Louis. Cet étiquetage semble faite l'impasse sur une réalité plus complexe : son cheminement est indéniablement lié à un contexte économique qui favorisait cette trajectoire.

Tout le monde savait distinguer ce qui se fait de ce qui ne se fait pas, le Bien du Mal, les valeurs étaient lisibles dans le regard des autres sur soi.

p. 48

La mise en parallèle de la singularité intime d'un parcours de vie, d'un temps historique et d'une maturation biologique m'a captivée. La coexistence de ces temporalités est rythmée par des marqueurs qui distinguent temps longs et modes éphémères : repas de famille, élections présidentielles, références médiatiques et culturelles. Les événements de portée historique, à fort impact émotionnel, ont des répercussions sur le moyen et le long terme. Leur influence dans nos existences ne se ressent qu'avec un temps de retard.

Leur désir de bonheur et de tranquillité coïncidait avec l’instauration d’un principe de justice, une décolonisation naguère impensable. Cependant, ils manifestaient toujours autant de crainte, au mieux d'indifférence, à l’égard des « Arabes ». Ils les évitaient et les ignoraient, n’ayant jamais pu se résigner à côtoyer dans leurs rues des individus dont les frères assassinaient des Français de l’autre côté de la Méditerranée. Et le travailleur immigré, quand il croisait les Français, savait — plus vite et plus clairement qu'eux — qu’il portait le visage de l’ennemi. Qu'ils vivent dans des bidonvilles, bossent sur des chaînes ou au fond d’un trou […] paraissait dans l’ordre des choses.

p. 82

Trois axes d'un décryptage sociologique traversent ce récit autobiographique :
  • la condition féminine – l'évolution de la société a impliqué, de la part des femmes mais pas que, une appropriation de leur corps. Cette prise de conscience passe par l'acquisition d'un vocabulaire de la sexualité qui ne limite plus la femme à la soumission. Comme le souligne l'autrice, les garçons feignent la décontraction par la grivoiserie. Pour converger vers une égalité de genre, les hommes doivent accepter de reconsidérer leur masculinité.
  • la cellule familiale – l'autrice a choisi de ponctuer son texte de quelques photographies et films la représentant. Par la description extrêmement détaillée et explicite de ces images, elle indique l'évolution de la société. En la matérialisant dans ce contexte, elle précise combien la place de chaque homme, chaque femme, chaque enfant a été modifiée dans la sphère de la famille. Elle souligne cependant que la mère conserve des préoccupations de nourricière et de protectrice malgré un apparent détachement et une réelle autonomie; peut-être ce que l'on désigne par «charge mentale».
  • la société de consommation – de sa prime enfance, pendant la Guerre, à aujourd'hui s'est développé un monde d'opulence. En vivant la pénurie puis en étant témoin d'absurdités à seul fin de stimuler le commerce, Annie Ernaux éprouve divers sentiments. L'industrie a su créer des besoins qui nous ont fait croire au progrès, à un monde plus facile même si la technologie ne l'a pas fait gagner en simplicité. Toutefois cette inflation commerciale, jusqu'à la nausée, lui devient insupportable par le gaspillage qu'elle entraine.

À l'inverse de l’adolescence où elle avait la certitude de ne pas être la même d’une année, voire d’un mois, sur l’autre, tandis que le monde autour d’elle restait immuable, maintenant c’est elle qui se sent immobile dans un monde qui court.

p. 245

Mêlant subtilement son parcours personnel à celui d'une génération, par une écriture aussi précise que fluide, Annie Ernaux publie une magnifique enquête sociologique. Plus apaisée (vertu de la maturité ?) qu'Edouard Louis dont les livres ont la puissance d'un coup de poing, elle évoque le coût trop souvent omis de la mobilité sociale. En relevant les déplacements dans le territoire qu'elle implique fréquemment, Ernaux souligne les incidences sur la perception de l'autre, le plus souvent un "immigré".
À l'inverse du projet The Mother as a Creator de Annie Wang, les images choisies par Annie Ernaux n'ont pas été cadrées dans une intention particulière, mais les deux séries soulignent que chaque existence se construit par strates dans lesquelles s'incrustent des éléments de l'environnement social. En mettant en évidence ces apports, Annie Ernaux donne à son écrit une dimension collective.

Annie Ernaux sur le site de l'University St Andrews
"Les années" Feuilleton en 10 épisodes sur France Culture
Le site de l'éditeur
Entretien avec Eléonore Sulser pour Le Temps
Critique d'Isabelle Martin pour Le Temps