Le peuple contre la démocratie

Mounk Yascha, Le peuple contre la démocratie, L'Observatoire, La relève, 2018.

La campagne pour la votation sur l'initiative de limitation vient de rebondir, après sa suspension pour raison de crise sanitaire. Les arguments se sont affûtés depuis le dernier assaut de l'UDC contre l'emprise que l’Union européenne aurait sur la Suisse.
Dans ce contexte, l’analyse approfondie de Yascha Mounk consacrée à la crise des démocraties libérales, le modèle politique dominant en Amérique du Nord et en Europe occidentale, permet un décodage des conséquences du populisme.

L’attachement de l’auteur à la démocratie libérale trouve sa source dans son parcours familial et personnel. Son grand-père, né dans une famille juive près de Lviv en 1913, vécut les convulsions de l’histoire de l’Europe orientale aux frontières mouvantes. Il quitta la Pologne en 1969 pour la République fédérale allemande lorsque le parti communiste expurgea ses membres juifs.
En classe, les réactions de ses pairs à sa judéité lui font comprendre très jeune l’ambivalence de l’Allemagne à son passé récent. À la recherche d’une échappatoire, il est déterminé à s’abstraire de toute identité nationale. En étudiant à l’étranger, il constate cependant que les valeurs des Européens sont avant tout nationales même si les différences culturelles entre pays sont réduites.

It is because New York is defined as much by its newcomers as by its natives that I hope to spend my life here. My identity is no longer that of a Jew or a German. It is that of a seeker who has found; that of a stranger who has come to be at home; that of, simply and immeasurably, a New Yorker.

German, Jewish and Neither
The New York Times 03.01.2014


À New York, il ne se sent plus réduit à son identité juive… Cette libération permet au politologue d’affirmer avec vigueur son attachement à la démocratie libérale tout en en reconnaissant les faiblesses. Mounk avertit les contempteurs de ce régime politique qu’il n’est solide qu’en apparence.
La démocratie américaine était initialement un système permettant à un cercle restreint de décider du sort de la nation. C’est au terme d'un processus ponctué de crises que la République étasunienne est devenue une démocratie libérale. Chacun des États qui partage cet idéal a ses particularités qui différencient le rôle du citoyen dans la prise de décision. Le pouvoir au peuple reste une chimère à moins que cette entité ne désigne la somme d’individus (indistincts) emblématiques d’un groupe social. Le pouvoir du peuple s’oppose alors par essence aux libertés individuelles. Dans le souci de clarifier les valeurs de la démocratie libérale, Yascha Mounk illustre les notions de libéralisme/illibéralisme et de démocratie/anti-démocratie. Il montre comment le populisme affaiblit les démocraties libérales en s’attaquant à leur fondement même.

L'appel au peuple est au moins aussi important quant à ce qu'il exclut que quant à ce qu'il inclut. Lorsque les populistes invoquent le peuple, ils postulent un groupe un uni autour d’une ethnicité, d’une religion, d’une classe sociale ou d’une conviction politique partagées — par opposition à un groupe-autre, dont il est juste que les intérêts soient méprisés. En d’autres termes, ils définissent la frontière du demos, sous-entendant que la reconnaissance politique est due à certains citoyens mais pas à d’autres.

p. 64

L’auteur cite l’Union européenne en exemple de gouvernance libérale anti-démocratique. L’espoir qu’a représenté cette institution supranationale, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, est oublié. L’absence d’un projet porteur soutenu par une narration appropriée pourrait aboutir à son éclatement et soumettre les pays qui la composent à la convoitise des grandes puissances. À l’instar de Guilluy, Mounk constate que la mise en périphérie de vastes territoires contribue à l’essor du populisme. Il relève cependant d’autres facteurs de fragilité, notamment l’imposition des citoyens et des entreprises qui, correspondant à une conception dépassée de la société, facilite l’accroissement des inégalités.

Il est faux de penser que nous pouvons nous isoler de cette planète, pandémie de Covid-19 ou pas. Nous sommes, et nous allons rester, membres d’un système-monde. Le vrai problème est social et culturel: la circulation des marchandises fonctionne bien mieux que celle des idées et des hommes. Le «melting-pot» de la mondialisation ne fonctionne pas bien. C’est cette contradiction que nous devons gérer.

Philippe Chalamin
Le Temps 24.06.2020

Le génie des populistes est de faire croire qu’il existe des solutions simples à des problèmes complexes et qu’elles ne concernent que l’échelle nationale. Le réchauffement climatique, la gestion des ressources ou les crises sanitaires se jouent cependant des frontières et requièrent des démarches globales. Sans recherche d'un consensus, ces maux resteront sans solution. Mounk relève le travail considérable des agences internationales pour tenter de limiter des dégâts irrémédiables, malgré l’ego de certains chefs d’état. Pourtant le manque de contrôle démocratique de ces offices les expose aux dénonciations populistes.

Ceux qui croient en la légitimité particulière de la démocratie libérale ont tendance à présumer que cette légitimité constitue aussi une des raisons fondamentales de son succès : en faisant en sorte que chaque citoyen ait droit de cité dans l’espace public tout en demeurant libre de mener sa vie comme il l'entend, expliquent-ils, seule la démocratie libérale a la capacité de satisfaire certaines des aspirations humaines les plus profondes et les plus universelles. C’est pourquoi elle a progressivement conquis le monde – et, espérons-le, continuera à le dominer à l’avenir.
Les meilleures données disponibles semblent pourtant suggérer que les citoyens ont développé une loyauté à l'égard de ce système politique parce que celui-ci maintenait la paix et remplissait leur portefeuille, et non parce qu’ils nourrissaient quelque attachement que ce soit à ses principes fondamentaux.

P. 189-190

Balthasar Glaettli

Balthasar Glättli, Président des Verts suisses

Une force de l’essai de Mounk est de considérer de manière différenciée et informée (100 pages de notes…) la situation dans différents États. Concerné particulièrement par les États-Unis, l’Allemagne et la Pologne, il analyse avec un bel esprit de synthèse l’évolution des démocraties libérales. L'auteur conserve également une certaine distance par rapport à ses observations. S’agissant de l’influence des réseaux sociaux, il relève par exemple qu’il est trop tôt pour évaluer leur rôle : ils facilitent la dénonciation des dysfonctionnements mais ne parviennent pas encore à modifier durablement un environnement politique.

Ce livre sonne comme une mise en garde à toutes celles et ceux qui croient aux valeurs de la démocratie et de la liberté : il est nécessaire de se battre pour les conserver et d'engager une réforme pour éradiquer les injustices criantes que le système actuel permet.

Site personnel de Yascha Mounk@Yascha_Mounk
Site de l'éditeur
Comment protéger la démocratie au temps de la pandémie ? Interview de Yascha Mounk
Tout un monde, 09.04.2020, 08h12
A propos du livre France Culture – Avis critique
Pourquoi la démocratie ne fait plus rêver ? Interview sur France Culture