L'aurore

Demirtaş Selahattin, L’aurore : nouvelles , Paris, Points, E. Collas, 2018.

Avec son recueil de nouvelles, Selahattin Demirtaş nous convie à des journées sombres. L'auteur les a écrites de prison.

Ils construisaient leur nouvelle vie pas-à-pas, patiemment, en sachant les difficultés immenses qu'il y aurait à faire disparaître toute trace de l'ancienne

p. 117

Coprésident du HDP Halkların Demokratik Partisi, parti démocratique des peuples, Demirtaş a été incarcéré lors de la vague de répression. qui a suivi le “coup d'état” de juillet 2016. Le leader et d'autres députés ont été inculpés pour leurs liens supposés avec le PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan. Situé à gauche, le HDP prend la défense des minoritaires et ose défendre des positions féministes. Issu des mouvances politiques kurdes, il recueille avant tout des voix dans le sud-est du pays.
Cet ancrage, notamment l'engagement contre les violences faites aux femmes, transparaît dans les textes de Selahattin Demirtaş. La nouvelle qui donne son titre au recueil, Seher, est particulièrement glaçante par le manque d'empathie de l'entourage pour cette jeune femme victime de violences. En se retirant de la Convention d'Istanbul (cf. Amnesty International), la Turquie confirme la vision crue de l'auteur et la pertinence de son engagement politique dans ce domaine.
Dans Lettre à la Commission de lecture du courrier de la prison, il manie l'ironie pour dénoncer l'instauration d'un régime autoritaire. Et Salut aux yeux noirs évoque l'anticipation d'un système d'incarcération qui est réalisé dès l'été 2016 avec le mise à l'écart de milliers de fonctionnaires et le passage d'un régime parlementaire à un régime présidentiel.

Tandis que le minibus transportant les ouvriers avançait lentement sur les sentiers boueux, Hüseyin jeta derrière lui un dernier coup d'œil au bâtiment qu'ils avaient fini de construire. Juste au-dessus de la porte, on avait fixé une immense pancarte « Centre pénitentiaire de haute sécurité de type F d'Edirne». S'étant lui aussi retourné, Cemal regardait dans la même direction. Leurs regards se croisèrent. Puis, comme mutuellement pris en faute, ils détournèrent les yeux, honteux. La vieille navette rouillée sortit des terrains boueux pour déboucher sur la bretelle qui conduisait à l'autoroute. Elle accéléra, emportant les ouvriers, les assurés comme les clandestins, les vieux comme les enfants, de leur triste passé vers un avenir incertain. Au fond de son cœur, Hüseyin saluait les yeux noirs. Cemal, lui, maudissait Hüseyin et la pancarte.

p. 57

Sur un ton plein de mélancolie, le leader politique laisse transparaître le regret d'avoir fait passer son engagement avant sa famille, comme si la prison lui permettait de découvrir qu'il avait mal compris les valeurs de ses parents.
En jouant du sarcasme, Demirtaş expose sa fragilité. Dans un exercice d'auto-persuasion, il attribue le nom de victimes emblématiques à ses personnages soulignant son espoir que leur mort et son propre engagement ne soient pas vains : Et la fin sera grandiose.

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