Le veau et la diligence

Peter von Matt. La Poste du Gothard ou Les états d'âme d'une nation : Promenades dans la Suisse littéraire et politique. Zoé, 2015.

Le narratif est une composante importante de la constitution d'une unité nationale. Professeur émérite de littérature allemande à l’Université de Zürich, l’auteur est légitime pour décrypter cette construction de l’histoire suisse.
Singulièrement, il s’appuie sur l’iconographie pour déconstruire le mythe du Suisse, sauvage heureux dans sa montagne.

[Une] société est plus fortement régie par son imaginaire collectif que par les faits historiques. L'imaginaire ne se soucie pas de l’état de l’évolution historique. Si les faits le contredisent, l'issue n’en est que pire pour les faits eux-mêmes. Ni les résultats de la science, ni les arguments de la raison ne pèsent face à l'imaginaire collectif. Il exerce un pouvoir aussi puissant sur les êtres que les hormones. La Suisse n’est pas un Sonderfall mais elle a simplement un imaginaire particulier.

p. 58

Koller Gotthardpost 1873

Rudolf Koller Gotthardpost, 1873

Une fine analyse du tableau de Koller «Gothardpost» lui permet de mettre en évidence le profond décalage entre la Suisse idéalisée et la réalité du progrès. Qu’il s’agisse d'une œuvre de commande destinée à Alfred Escher, le promoteur du Tunnel ferroviaire du Gothard, est déjà surprenant. À moins que le peintre ait visualisé la diligence volant en éclats en fracassant le veau !
Peter von Matt voit dans cette peinture une métaphore de la crise, lorsque, selon Jakob Burkhardt, deux temporalités sont en jeu : l’immobilisme du troupeau s’opposant à la chevauchée de la voiture postale. Cette représentation alpestre le ramène au poème de Albrecht von Haller (dhs) Les Alpes qui traite la vie des montagnards comme idyllique.
Une œuvre dont ce spécialiste de la littérature germanique relève une inspiration classique (pour ne pas dire antique). "La vision symbolique et imaginaire d'un peuple sans égal dans les montagnes isolées, vivant libre comme les ancêtres, tuant un tyran ou massacrant d'audacieux envahisseurs de loin en loin, qui paît sinon paisiblement les troupeaux et aime jouer du cor des Alpes le soir venu, serait-elle donc aussi un produit antique ? Sans nul doute. (p. 30)"

La critique du progrès est aussi ancienne que le progrès lui-même. En Suisse, où existe le fantasme originel d’une Arcadie alpine, on reconnut dès le début la possibilité, à laquelle recourut aussi Haller, de mettre tout ce qui est négatif sur le compte des «grandes villes» ou de l’«Europe». En plus des vices et du luxe, on ne tarda pas à y situer l’ensemble des excès de la civilisation technique néfastes pour la nature. Vers 1900, la littérature de terroir fit de cette opposition ville-campagne un système littéraire à succès qui, ironie du sort, se vendit surtout dans les grandes villes.

p. 45


Von Matt fait référence à de nombreuses œuvres littéraires pour nuancer cette approche trop idyllique de l'homme alpin par opposition au citadin, rappelant au passage que Haller lui-même a généralisé sa vision au territoire entier de la Confédération. Se faisant, il opposait les Suisses aux Européens.
L'auteur dépasse l'analyse érudite du corpus de la littérature fondatrice de l'identité helvétique. Il ne craint pas de confronter cette image idyllique à la réalité de ce XXIe s. Il sait se montrer sarcastique dans ses allusions : "Des gens qui vivent à proximité de la ville dans d'agréables villas à la situation privilégiée se prennent encore pour des montagnards de souche, jouent aux originaux politiques en costume à rayures et sont applaudis avec enthousiasme pour leur prestation par d'autres montagnards de pacotille. p. 32)"
À partir de cette étude de la littérature, essentiellement germanique, von Matt, dépasse la fréquente opposition entre une origine primitive de la Suisse en 1291 et la Willensnation de 1848. La première sensée être la vision alémanique et la seconde plus romande. L'auteur invite ainsi à relativiser la pérennité du narratif des histoires nationales. Dans son élan la nation pourrait voler en éclats si elle restait perçue comme intangible.

Grâce à cette capacité à inscrire la littérature dans l'histoire politique, Peter von Matt est devenu un orateur recherché. L'essai "La Suisse entre origine et progrès" est un texte écrit pour cette publication. Les autres écrits sont des allocutions, tribunes ou conférences plus ou moins spécialisées. La redondance des arguments nuit à l'intérêt de certains textes.

Comme germaniste suisse et professeur de littérature, l'auteur est particulièrement sensible aux usages de la langue. Il est donc aussi légitimé à discourir sur la complémentarité indiscutable du dialecte et du hochdeutsch comme outils d'expression en Suisse alémanique. Von Matt considère cette capacité des Alémaniques à utiliser deux formes de la langue comme une richesse alors que certains n'y voient que soumission au grand voisin du Nord. Revendiquer l'exclusivité des formes dialectales revient à réduire le pays à une identité figée et, somme toute, artificielle.

Il est faux et abusif de qualifier notre dialecte de langue maternelle et le hochdeutsch de langue étrangère. Je sais qu’on le fait souvent, mais c’est faux. Nous grandissons avec une langue maternelle qui revêt deux formes et nous les enrichissons et les faisons évoluer tout au long de notre vie.
Le dialecte n’est pas non plus inné. Des milliers de Suisses lui donnent une forme différente en changeant de domicile. Des milliers de Suisses parlent à la maison un autre dialecte que sur leur lieu de travail. Ils font donc autant évoluer leur dialecte que leur hochdeutsch.

p. 137



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Interview de Peter von Matt par Stéphane Maffli pour Le Temps