Vers la sobriété heureuse

Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Babel Actes Sud 2010

L'auteur vit la sobriété qu’il prône et revendique le bonheur qui le rattache à ses premières expériences de la vie.
Né au Sud de l’Algérie, Pierre Rabhi est confié à cinq ans après la mort de sa mère à une famille française qui s’établit à Oran. Il quitte son pays pendant la Guerre d’Algérie devient ouvrier spécialisé avant de s’installer comme agriculteur en Ardèche à la fin des années 1960.

Une sorte de joie omniprésente surmonte la précarité, saisit tous les prétextes pour se manifester en des fêtes improvisées. Ici, l'existence s'éprouve d'une manière tangible. La moindre gorgée d'eau, la moindre bouchée de nourriture donne à la vie, sur fond de patience toujours renouvelée, une réelle saveur. On est prompt à la satisfaction et à la gratitude dès lors que l'essentiel est assuré, comme si chaque jour vécu était déjà un privilège, un sursis. La mort est familière, mais elle n'est pas tragédie. Ses prélèvements d'enfants sont souvent cruels, mais la conviction selon laquelle le Créateur, pour préserver leur innocence, les soustrait aux turpitudes du monde par une sorte de privilège allège le chagrin. (p. 15)


Aujourd'hui, c'est le désenchantement!, la fin des illusions pour un nombre grandissant de citoyens des nations dites prospères. Ce long processus d'aliénation débouche à présent sur un double exil: l'être humain n'est plus ni relié à un véritable corps social, ni enraciné dans un territoire. La mobilité est devenue une condition sine qua non pour conserver un emploi A la culture vivante s'est substitué l'encyclopédisme, un amas de connaissances et d'informations dignes des jeux télévisés, qui ne construisent rien d'autre que des abstractions et ne procurent pas une identité culturelle originale, reliée à quoi que ce soit de pérenne. Tout est de plus en plus provisoire et éphémère au coeur d'une frénésie en évolution exponentielle, transformant les humains en électrons hyperactifs, produisant et subissant un stress dont on sait qu'il est à l'origine de graves pathologies. (p. 29)


[…] l’information que l'opinion peut tenir comme absolument incontestable peut être aussi la pire désinformation. Tous les simulacres, toutes les mystifications étant possibles, il y a lieu de s'inquiéter sur le sort du "vrai", qui se trouve être l'un des fondements d'une société éclairée. Nous voyons aujourd'hui naître une sorte d'hypermarché de l'information, où tout et son contraire cohabitent; mensonges et démentis sont à la portée de chacun. De nombreux ouvrages sont le fruit de simples compilations de données puisées dans l'immense réservoir des faits et des événements, que chacun interprète à sa façon. Dans l'océan complexe des turpitudes et des vertus, l'honnête citoyen aura de plus en plus de difficultés à se faire une opinion.Perdu dans le labyrinthe des "pour" et des "contre", des "pro" et des "anti", et après avoir hurlé "où est l'issue ?", "où est la vérité ?" et "qu'est-ce que la vérité ?", il pourra toujours et à tout moment avoir recours à l'apaisement que procure le silence. Ah ! le silence... Quelle merveille! (p. 44)


Le citoyen sans salaire et sans ressource perd toute réalité sociale ; il est réduit à l'état d'indicateur du niveau minimal de la prosperité nationale. Cette "fonction" est si bien intégrée dans la banalité du paysage social que l'indignation que cette situation devrait susciter s'en trouve neutralisée. Dorénavant, c'est à l'aide sociale procurée par l'Etat, les organisations caritatives ou la société civile qu'il devra la prolongation d'une présence au monde qui peut difficilement être considérée comme une vie. Cet ectoplasme souffrant procure aux citoyens mieux pourvus l'agréable sensation de jouir d'un karma positif. La société fragmentée, cloisonnée, déstructurée, devenue de plus en plus anxiogène, sécrète dans le même temps les anxiolytiques qui permettent de supporter une réalité quotidienne que la raison et le coeur ne peuvent logiquement que récuser. (p. 52)


Il est dommage que le temps passé à essayer de savoir s'il existe une vie après la mort ne soit pas consacré à comprendre ce qu'est la vie, et, en comprenant son immense valeur, à agir pour en faire un chef-d'oeuvre inspiré par un humanisme vivant et actif, au sein duquel la modération serait un art de vivre. Il serait dommage, après avoir été repu de souffrance et de non-sens, de se demander au terme de sa propre vie non pas s'il existe une vie après la mort, mais s'il en existe vraiment une avant la mort, et ce qu'elle représente dans le mystère de la vie. Une existence accomplie se mesure-t-elle à la réussite économique, politique, ou autre ? Tout est élément éphémère dans ce fleuve peu tranquille que nous appelons l'histoire. Même ceux que nous nommons les "grands hommes" y disparaissent, ne laissant au creux de notre mémoire qu'une empreinte évanescente dans l'immensité infinie du silence. Toutes les disciplines scientifiques réunies ne peuvent nous éclairer, parce qu'elles ne nous donnent à comprendre que les fragments d'un phénomène qui échappe à la compréhension globale. Elles ont cependant le mérite, pour les âmes humbles, de mettre en évidence l'impossibilité pour la pensée, de nature limitée, de nous permettre l'accès à une réalité de nature illimitée. [...] Nos connaissances ont pu nous expliquer comment une humble graine germe et perpétue la vie, mais n'ont jamais élucidé le pourquoi de la vie. (p. 90-91)

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