Délivrances

Délivrances, Toni Morrison, Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, 10/18, 2015

Il n'a pas fallu plus d'une heure après qu'ils l'avaient tirée d'entre mes jambes pour se rendre compte que quelque chose n'allait pas. Vraiment pas. Elle m'a fait peur, tellement elle était noire, Noire comme la nuit, noire comme le Soudan. Moi, je suis claire de peau, avec de beaux cheveux, ce qu'on appelle une mulâtre au teint blond, et le père de Lula Ann aussi. Y a personne dans ma famille qui se rapproche de cette couleur. Ce que je peux imaginer de plus ressemblant, c'est le goudron; pourtant, ses cheveux ne vont pas avec sa peau. Ils sont bizarres : pas crépus, mais bouclés, comme chez ces tribus qui vivent toutes nues en Australie.

p. 13

Dès les premières lignes, le ton est donné. Le roman de Toni Morrisom est âpre, pour ne pas avoir le mauvais goût de dire qu'il est noir, comme le racisme dont il traite.
Comment celle qui se fait nommer Bride peut-elle trouver une place dans la société alors que sa mère "pendant des années, n'avait pas pu supporter de la regarder ni de la toucher ? Cette mère, Sweetness, se veut pourtant prévenante en lui infligeant une éducation intransigeante.

Ah, ça oui, Je m'en veux parfois de la façon dont j'ai traité Lula Ann quand elle était petite. Mais vous devez comprendre : il fallait que je la protège. Elle ne savait rien du monde. Ce n'était pas la peine d'être opiniâtre ou insolent même quand vous aviez raison. Pas dans un monde où l'on pouvait vous envoyer en maison de redressement si vous répondiez ou vous bagarriez à l'école; un monde où vous étiez le dernier embauché et le premier viré. Elle ne pouvait rien savoir de tout ça, ni à quel point sa peau noire ferait peur aux Blancs ou les inciterait à rire et à lui jouer des tours.

p. 52

Revêtue de tenues blanches étudiées, Bride devient un modèle de beauté… qui perd son relief et les attributs de sa féminité.
Elle se rebelle à sa manière contre sa mère en traitant injustement (euphémisme…) son institutrice. Paradoxalement c'est celle que Bride a fait souffrir qui lui insufflera un élan nouveau “dans mon esprit, je remets sur pied la jeune Noire, je la guéris, je la remercie. Pour cette délivrance."
Booker, compagnon de Bride, la quitte abruptement, alors que la rédemption semble possible. La romancière invite son lecteur à s'interroger sur la raison de cette fuite et renvoie les protagonistes à leur introspection pour le guider.

[Booker avait] suivi de multiples conférences en Études afro-américaines, où les meilleurs professeurs étaient très forts pour ce qui était de décrire, mais incapables de lui fournir de reponse satisfaisante à toute question débutant par : « Pourquoi ? » Il soupçonnait que la plupart des vraies réponses concernant l'esclavage, le lynchage, le travail forcé, le métayage, le racisme, la Reconstruction, la ségrégation, le travail pénitentiaire, les migrations, les droits civiques et les mouvements de révolution des Noirs avaient toutes trait à l'argent. Argent retenu, argent volé, argent comme pouvoir, comme guerre. Où avait lieu la conférence sur la façon dont l'esclavage seul avait propulsé le pays tout entier du stade de l'agriculture à celui de l'âge industriel en deux décennies ? La haine qu'éprouvaient les Blancs, leur violence, était le carburant qui faisait tourner les moteurs du profit.

p. 124-125

Sweetness est optimiste (naïve ?) quant à l'évolution de la société, elle constate que "[les] choses ont un tantinet changé depuis [sa] jeunesse. Les individus à peau noir bleuté sont partout à la télé, dans les magazines de mode, les spots publicitaires, ils ont même des premiers rôles au cinéma."
La réalité est moins encourageante : la réinformation (> Dans le laboratoire de la «fake science») à l'œuvre sur l'Internet propage de manière insidieuse un discours suprématiste blanc, sous couvert d'objectivité scientifique.

critique d'André Clavel dans Le Temps