L'invention du Japon

Pelletier Philippe, L'invention du Japon, Le cavalier bleu, 2020.

Dans un essai érudit, le spécialiste du Japon Philippe Pelletier, géographe de formation, analyse les spécificités de la société nippone en lien avec sa situation spatiale, son histoire et son développement culturel.

Le Japon semble livré à lui-même, sans modèle prescriptif, séducteur et attirant. L'Amérique ne fait plus envie. L'Europe est trop lointaine ou incompréhensible. La Chine dispose d'un parti unique, mais le système démocratique japonais est tel qu'il arrive à quelque chose d'approchant avec l'avantage d'avoir le consentement du peuple électeur malgré la hausse de l'abstention. Les Japonais se retrouvent donc dans une position historique et géographique cruciale : inventer quelque chose de nouveau. Là est le défi.

p. 219


Cette approche multidimensionnelle devrait éviter de ne considérer cette culture que de manière stéréotypée. L’insularité et le morcellement de l’archipel, face à l'immensité de l’Empire chinois en sont probablement les éléments les plus prégnants. La longue fermeture du pays, pour deux siècles, jusqu’au milieu du XIXe s., alors que la planète vit une période d’échanges intensifs, marque profondément son identité qui n’en est pas pour autant raciste. Le syncrétisme des doctrines shintoïste, taoïste et confucéenne influence diversement les sphères individuelle, collective, nationale et, pour l’observateur peu averti, crée cette impression de comportements mimétiques.
Les divers aspects de la «japonéité» abordés par Pelletier invitent à la réflexivité sur notre condition européenne. Ainsi l’auteur met en parallèle les catastrophes de Hiroshima/Nagasaki et de Fukushima pour noter qu’une partie de la population japonaise cherche à les naturaliser pour surmonter le trauma. Ce comportement expliquerait une certaine passivité face à la menace potentielle de l’atome. L’environnement, les interactions culturelles et les événements traumatiques modulent notre perception de soi et notre comportement social.

Romain Meyer pour Le Temps Pelletier Invention du Japon 
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Verbatim


Les Japonais ne vivent pas « dans le dualisme, la division et encore moins dans un divorce et un dilemme – devenir occidental ou rester japonais – tant l'alternance du et l'emporte sur l'alternative du ou ».

p. 26


Nihon désigne en revanche un espace situé dans l'ordre cosmo-géographique là où le soleil se lève. Ce n'est pas exactement le «pays du soleil levant», car même si le soleil se lève effectivement à l'est, il faut voir dans cette référence à l'astre une évocation de la lumière dans ses deux sens : physique et intellectuelle.
Ce nom inventé résulte d'un compromis passé probablement au début du VIIe siècle entre l'empire chinois et la monarchie du futur Japon. Le premier se considère au centre du monde. La seconde ne peut pas l'approuver, mais elle ne peut pas non plus contester la centralité de la culture chinoise, tout en n'étant pas conquise par le pouvoir chinois. En faisant référence à la lumière, le compromis toponymique fait coup double : il est écrit en chinois, en provenant d'un mot chinois (rìbĕn – “Jipeune”) et il salue le culte héliophile cher à la monarchie japonaise et au shintô […]

p. 48


[…] les voyages se multiplient au sein de la population, dans toutes les couches de la population. Comme les déplacements sont soit interdits, soit étroitement contrôlés par les autorités, ils prennent le prétexte des pèlerinages, ceux-là autorisés ou tolérés (nukemairi). La valeur du pèlerinage est donc ambiguë : une croyance, mais aussi une opportunité, un prétexte, une liberté.

p. 80


Les dirigeants japonais soucieux de contrer la menace coloniale essaient de comprendre en quoi la religion (le christianisme) est, en Occident, un fondement du pouvoir d'État, ce que ne sont alors au Japon ni le shintô (croyance populaire), ni le bouddhisme (salut individuel), ni le confucianisme (système immanent de valeurs socio-morales). De leurs interrogations naîtra finalement le culte moderne de l'empereur et du «shintô d'État » (kokka shinto), nationaliste, structuré et encadré.

p. 85


Depuis le milieu des années 1980, une immigration de travail apparaît au Japon. Elle est appelée nyûkâmazu (de l'anglais new comers) pour la distinguer de l'immigration antérieure à 1945 (old comers). Elle se substitue à l'immense migration intérieure ou saisonnière qui s'est tarie. Elle concerne surtout de jeunes adultes occupant des emplois faiblement rémunérés et qualifiés, dits des «3 K» – kiken (dangereux), kitanai (sale), kitsui (dur) – au sein d'une économie qui se tertiarise et se financiarise.

p. 128