Grand National

Buti Roland. Grand National. Zoé 2019.

Une écriture fluide, voire nonchalante, pour traiter de la Suisse contemporaine. Le ton tranche avec l'atmosphère dramatique du Milieu de l'horizon qui, se rapportant à la sécheresse de 1976, marquait la fin d'une époque ou, pour le moins, une césure dans la vie des agriculteurs.

La camionnette était garée sous un gros érable transformé en boule sonore. Des oiseaux piaillaient de concert avec une folle énergie, exactement comme s’ils jouaient à savoir lequel d’entre eux allait mourir le dernier d’épuisement. On aurait dit une clameur d'abandon et de désespoir.

p. 54-55

Le rapport à la nature est une composante importante pour Roland Buti(kofer). Le narrateur, Carlo Weiss, est paysagiste. Cet emploi permet à l'auteur d'instiller tout naturellement une attention particulière à l'environnement. Cette observation de l'espace se reporte aussi au cadre architectural, notamment à l'évolution de l'agencement des bars ou à la nostalgie qui se dégage des hôtels de la Belle Époque du tourisme lémanique.
L'impression de désinvolture de l'expression est le reflet de la difficulté de Carlo Weiss à se stabiliser suite aux changements dans son existence. Sa fille partie, son couple s'est dissous. Son aide, Agon, est victime d'un étrange règlement de compte. Sa mère fugue de son EMS pour s'installer dans un hôtel de Glion qui tente de subsister en accueillant des personnes âgées, le Grand National. Une architecture aussi emblématique que le nom pour affirmer la continuité.

Les proportions de la cuisine dans laquelle tous les bruits résonnaient sensiblement plus fort à mes oreilles avaient changé sous l'effet d’un phénomène singulier. Il y avait une distance inhabituelle entre les choses comme si l'endroit où nous avions mangé deux fois par jour pendant seize ans s’était distendu avec le temps.

p. 9

Les jardins familiaux, refuge d'Agon, n'offrent-ils pas une représentation plus judicieuse de la Suisse actuelle ? La constellation qui évolue autour de Weiss est cosmopolite et souligne la disparité de la population helvétique. Cette particularité n'est pourtant pas récente comme le révèlent les liens de Mme Weiss avec le Grand National.
Le roman de Buti est trompeur. Sous une apparente bonhommie transpercent diverses problématiques propres à notre époque. Si la pérennité des jardins familiaux, cette oasis de cohabitation transnationale, est assurée grâce à un déménagement soigneusement planifié (par la ville de Lausanne en 2010), la survie du Grand National semble plus précaire. Son grand ordonnateur, Scheidegger, se démultiplie pour y parvenir. L'auteur présente la fragmentation de la société comme une fragilité à l'exemple de l'éclatement de la routine de Weiss. Il le fait avec subtilité, en la suggérant plus qu'en l'assénant.

Les jardins sont socialistes et la nature est capitaliste. Ceux-là expriment le désir d’un monde clos et protégé où rien n’est laissé au hasard, quand celle-là encourage la libre circulation, le désordre et le triomphe du plus fort sans intervention extérieure. Agon m'avait raconté que les dirigeants communistes rêvaient que tout son pays soit pareil aux grands parcs autour des grands bâtiments du régime, parcs dans lesquels même les pelouses aux pieds des grandes statues de bronze des grands héros, tondues, tondues et encore tondues semblaient mortes.
Puis, avec la guerre, des colonnes d’herbes pionnières avaient poussé dans les cicatrices ouvertes des routes, des buissons indisciplinés étaient sortis des murs des maisons abandonnées comme si les briques avaient contenu des graines au repos. Libre, la nature engourdie des squares s'était réveillée. Et les grands parcs de la capitale si bien entretenus, fierté du régime, étaient spontanément retournés à une économie de concurrence, rapidement conquis par des plantes parachutées de nulle part.

p. 56


Le site de l'éditeur
Isabelle Rüf pour Le Temps