Les enfants de Staline

Les enfants de Staline, d'Owen Matthews. Traduit de l'anglais par Karine Reigner (10/18)

Le livre d'Owen Matthews contient trois récits en lien avec sa famille russe. Des faits bien distincts qui concernent trois générations successives et, donc, des contextes historiques très différents.

Bien que durement éprouvés par le régime, les Bibikov persistaient à croire au système soviétique qu'ils considéraient comme juste et foncièrement honnête. Comme des millions de familles touchées par les purges, ils étaient convaincus que leur parent arrêté, exécuté ou déporté avait subi une injustice qui demeurait exceptionnelle.

p. 148

Si la carrière de ce journaliste britannique se déroule en partie en Russie, c'est certainement dans une quête des origines. Ce choix lui donne l'opportunité de clarifier le destin de son grand-père, Boris Bibikov.
Emmené par la vague révolutionnaire et l'enthousiasme qu'elle suscite, Bibikov met son énergie au service des nouvelles idées et participe à l'effort de transformation de l'agriculture en soutenant sa mécanisation. Les idées étant plus rapides que leur réalisation, ses talents de propagandiste seront utiles pour soutenir l'effort humain visant à produire les outils nécessaires à la mécanisation. Le plan a prévu d'implanter une usine de tracteurs à Kharkov. Bibikov motive les ouvriers pour la construire de toutes pièces avant que les chaînes puissent produire les tracteurs qui suppléeront aux anciens outils et aux animaux. Le rythme. imposé aux ouvriers est infernal mais indispensable. La population souffre des conséquences de cette révolution qui vide les campagnes de ses experts et conduit à la grande famine (Hodomor )
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Tracteur KhTZ 15-30 produit à Kharkiv sur le modèle d'un McCormick-Deering

Percevant que cette fuite en avant si tretournera également contre les ouvriers, Bibikov ose faire des propositions pour infléchir cette politique. Mal lui en prend. Il est considéré comme contre-révolutionnaire, incarcéré. Un procès expéditif conclut à sa culpabilité. Il est exécuté. Sa famille ne sait rien de son sort.

Bibikov ne mourut pas en innocent, brisé par une force odieuse étrangère à son système de pensée, mais en propagandiste fanatique, champion d'une nouvelle moralité, celle-là même qui lui ôta la vie, de manière parfaitement gratuite, au nom du bien commun.

p. 82

Ses filles Lenina et Ludmila sont placées dans des institutions pour être éduquées selon les standards de la nouvelle société. Elles sont séparées. La guette, l'occupation allemande bousculent leur destin.
Le récit de l'enfance de Ludmilla, la mère de Matthews, est fort car il est question de survie. Les événements relatés paraissent tellement improbables, comme les retrouvailles des deux filles. qu'on doute parfois de leur véracité.
Grâce à l'insistance de la mère de Bibikov, ce dernier sera finalement réhabilité sous Khrouchtchev. Mais un autre récit est sur le point de débuter dans un registre moins dramatique. Mervyn Matthews, le père d'Owen, attiré par la langue et la culture russes. effectue un stage à Moscou dans la mission britannique, puis cherche un travail qui correspond mieux à ses attentes et qui, surtout. lui permette d'être davantage au contact de la population.

On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, du profond sentiment d’impuissance qui anime la grande majorité des Russes face aux difficultés physiques et matérielles qui régissent leur existence. Nés dans un espace trop grand, trop vide, perpétuellement limités dans leurs aspirations par un environnement hostile, ils n'en acceptent que plus aisément les contraintes dictées par l'homme. « Dieu est tout là-haut et le tsar est loin », affirme un vieux proverbe russe. Et ce n'est pas une coïncidence si l'un des principaux enseignements de l'Église russe orthodoxe repose sur la смирение smirenié, la « résignation », ou plutôt l'« acceptation » du fardeau que le Seigneur fait porter à ses fidèles. Seuls les esprits les plus brillants ou les plus ambitieux parviennent à résister aux forces combinées de la distance, de l'isolement et du climat.

p. 228-229

Ses aspirations en font une recrue de choix des services secrets. Elles lui permettent également de rencontrer Ludmila Bibikova dont il s'éprend. Quand il comprend qu'on attend de lui de trahir la couronne britannique, il s'y refuse après avoir, par naïveté, laisser croie le contraire. Son revirement lui attire des ennuis et les autorités font obstruction à ses tentatives de marier avec Mila. Son insistance aboutis à son expulsion. S'ensuit une longue séparation pendant laquelle chacun fait vivre cet amour à sa façon. Elle entretient une intense correspondance, consacre ses maigres ressources à payer les appels internationaux qui, au début des années 60, coûtent une fortune.
couverture enfants staline
De son côté, Mervyn cherche à forcer le destin par des actions d'éclat. Il ne fait que ruiner sa réputation d'universitaire.
Le second récit est celui de cet amour que le Britannique et la Russe mettent toute leur énergie à faire survivre au-dessus du Rideau de fer. Lorsqu'ils se retrouvent, enfin, après six ans, la réalité de la vie commune devient rapidement désillusion.
Journaliste, Owen Matthews né en 1971, est attiré par les mutations de la Russie. Le troisième récit est celui de ses expériences dans "l'invraisemblable
jungle humaine" qu'était devenue Moscou dans les années Eltsine.

Après l'implosion de l'énorme bulle spéculative des années quatre-vingt-dix, […] Moscou s'est réveillé, hagard, avec la gueule de bois. Le pendule hésitait encore entre la passion dévastatrice des Nouveaux Russes pour le capitalisme sauvage et un désir plus obscur d'autorité et de retour à l'ordre, qui finit d'ailleurs par l'emporter.

p. 368

Le fait que ce livre relate l'histoire familiale des Matthews-Bibikova lui donne une certaine unité. Les divers épisodes, et la manière dont ils sont écrits, en font cependant une fresque disparate qui parfois se perd dans dans les détails et les anecdotes. L'auteur en tire cependant des conclusions sur l'"âme russe" dont il est difficile de juger de la pertinence.

Gilles Heuré pour Telerama
Sylvie Arsever pour Le Temps