La place

Ernaux Annie, La place. Folio Gallimard, 1983.

Dans ce roman Annie Ernaux rend hommage à son père. Récit d'un déplacement social, le texte raconte la mutation profonde de la société, ici française, au cours du XXe s. L'ascenseur social qui permettait aux jeunes générations de s'affranchir des contraintes de l'existence atténuait la conscience d'inégalités intrinsèques.
couverture ernaux place

En deux pages, les premières du livre, l'autrice décrit son accès à un nouveau positionnement social. La titularisation au professorat la fait accéder à un autre monde. Il s'agissait de “faire [un cours] devant l'inspecteur et deux assesseurs, des profs de lettres très confirmés. Une femme corrigeait des copies avec hauteur, sans hésiter. Il suffisait de franchir correctement l'heure suivante pour être autorisée à faire comme elle toute ma vie”. La banalité de l'épreuve, l'intangibilité de la césure disent une violence d'un système qui classifie les individus. Le En finir avec Eddy Bellegueule d'Edouard Louis paru trente ans plus tard éclaire les fractures de la société. De larges pans des cohortes de l'après-guerre ont pu améliorer leur statut social avec la mise en place de services publics liés à l'État-providence et au développement économique. D'autres ont payé le prix de cette mutation en occupant des postes dévalorisés. Rejoints par des migrants convoqués pour accomplir ces tâches dénigrées, ils encourent la double peine de ne pas pouvoir se réaliser dans l'exercice de leur profession et d'être, d'une certaine manière, déchus de leur citoyenneté. Faute d'avoir pu saisir l'opportunité de monter dans le train des Trente glorieuses, toute une classe se sent stigmatisée et abandonnée.

Il s'énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sous la porte de ma chambre le soir lui faisait dire que je m'usais la santé. Les études, une souffrance obligée pour obtenir une bonne situation et ne pas prendre un ouvrier. Mais que j'aime me casser la tête lui paraissait suspect. Une absence de vie à la fleur de l’âge. Il avait parfois l'air de penser que j'étais malheureuse.

p. 80

Annie Ernaux, “[en s']efforçant de révéler la trame significative d'une vie dans un ensemble de faits et de choix”, ne peut s'empêcher de montrer de la tendresse pour ce père dont l'abnégation lui a permis de se réaliser. Sa mort à 67 ans, ouvre le processus de remémoration qui aboutit à ce roman paru près de vingt ans plus tard. Ce décès suit de près l'éloignement consécutif à la fondation d'une famille. Le bouleversement dû à cette disparition semble source de ce témoignage.
En reprenant des éléments biographiques, en utilisant son extraordinaire capacité à donner conscience du temps qui passe par le lexique et les expressions, l'autrice nous immerge dans l'époque des femmes et des hommes nés avec le XXe s.
En conférant à cette vie, une dimension représentative de la société, Ernaux accroit pourtant la distanciation sociale. En effet, elle utilise les outils intellectuels dont le père ne comprenait pas qu'ils puissent procurer une satisfaction. Une émancipation bien éloignée du conformisme terrien qui faisait que le père considére la bonne tenue de son jardin comme représentative de son intégrité morale. 

Georges Anex dans le Samedi littéraire
Site de l'éditeur