Des vies à découvert

Kingsolver Barbara, Des vies à découvert, Rivages 2020.

Barbara Kingsolver situe ce roman à Vineland, New Jersey. Ses références aux origines de cette communauté rappellent des invariants de la politique américaine, une certaine «mythologie» étasunienne.

[Les paysans] refusent de croire qu'on les a abusés en les poussant à amasser leur richesse pour les maîtres de cette ville.
– Aucun homme ne veut entendre qu'il a été un imbécile.
– Mais ils entendent, et ils persistent. Landis leur vend son contrat, ce Vineland égalitaire où tous les hommes ont la même chance, et ils lapent ça comme des chats le lait à leur écuelle. Ils sont tous pour le grand capitaine, alors qu'il les ligote et dévore leur âme et leurs biens. D'une certaine façon, il les amène à se ranger contre leur camp.
– Ils préfèrent se penser bientôt riches plutôt qu'irréversiblement pauvres.

p. 329

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La décrépitude d'une maison de Vineland joue un rôle déterminant dans les deux histoires que l'autrice imbrique : métaphore d'un changement d'époque ou rappel de la précarité de ceux qui vivent l'envers du rêve américain ? Situés à cent cinquante ans d'intervalle, ces deux récits mettent en évidence les bases d'une société libérale fondée sur des principes rigides. La similarité des événements romanesques permet à Kingsolver de montrer sa maîtrise de l'écriture en modulant son style pour l'adapter à l'époque décrite.
En 1870, la première phase de développement de Vineland, utopie conçue par le promoteur Charles Landis , est achevée. Les principes qui régissent la communauté relèvent du puritanisme. Il est notamment interdit de consommer de l'alcool même si la région se prête si bien à la vigne que le fondateur fait appel à des ouvriers agricoles italiens pour en favoriser la culture. L'accès aux terrains est réglementé et soumis à la nécessité d'y construire rapidement, si vite que les bâtiments sont fragiles. Le besoin urgent de rénovation de la maison de Thatcher Greenwood est une source de tensions.
Ses besoins matériels l'empêchent de défendre librement ses convictions progressistes dans son enseignement scientifique; il craint de se faire révoquer. Le jeune homme est pourtant encouragé par la persévérance de la naturaliste Mary Treat , célébrité locale, qui correspond même avec Charles Darwin. Leurs idées d'évolution ou de sélection naturelle heurtent les convictions de leurs concitoyens.
Par cette thématique, Kingsolver montre la force des dogmes sur lesquels est fondée la nation américaine. La revendication contemporaine à une éducation scientifique basée sur le créationnisme prouve que cette polémique reste actuelle. Cette communauté fondée sur une utopie moralisatrice se permet pourtant quelques audaces : la ville a accueilli la première école pour enfants handicapés de l'État et a été une des premières à permettre le vote des femmes. Mais ces timides avancées sont anecdotiques : l’interprétation littérale de la Bible justifiait une société très hiérarchisée et les libertés que les puissants s’autorisaient, en particulier dans la conduite de leurs affaires, renforçaient cet ordre social.
La vie de Willa Knox, dans la même propriété de Vineland en 2016, est affranchie de la pression des conventions sociales. Membre de la Middle class, elle n'en subit pas moins les paradoxes de la société étasunienne. Le South Jersey a profondément changé avec les courants migratoires récents, mais le récit constitutif du rêve américain y a toujours cours. En fond sonore, la campagne présidentielle qui martèle la grandeur de l'Amérique souligne le décalage entre le mythe et la réalité. Par l'entremise du personnage de Nick, le beau-père de Willa, Kingsolver souligne les singularités du système de santé et le poids d'une propagande qui assimile le recours aux assurances publiques à la déchéance.

«Ton talk-show ne va pas être ma tasse de thé», l’avertit-elle. Elle savait ce [que Nick] voulait : des commentateurs d'une arrogance obscène qui se feraient un plaisir de dénigrer toute forme de pensée progressiste, aiguillonnés par des auditeurs qui enrageaient contre les aides sociales modernes, même les plus basiques. Sans parler du mariage gay, certaines de ces personnes semblaient révoltées que leurs gosses fréquentent des écoles pratiquant l'intégration raciale. L'idée qu’un homme non blanc soit aux commandes de leur grande nation les révulsait au plus haut point. Et ils n'étaient probablement pas complètement acquis au droit de vote des femmes. Ces auditeurs s’accrochaient à une vision de l'Amérique vieille de cent ans, et Willa préférait oublier que de telles personnes existaient.

p. 131

Le titre français "Des vies à découvert” se rapporte tant à la précarité économique de Thatcher ou de Willa qu'à la menace d'écroulement de leur maison. L'original “Unsheltered” y ajoute l'idée d'un manque de sécurité. Deux protagonistes jouent un rôle essentiel dans le roman Mary Treat et Tig, la fille de Willa. Personnages féminins dans une société patriarcale, elles incarnent la rupture avec leur époque. Si la première peut symboliser le progrès, la seconde remet en cause la dictature de la réussite et ses conséquences sur l'environnement. L'engagement de Tig fait sens dans une région qui panse les plaies de l'ouragan Sandy.

Je suppose que c'est dans notre nature, dit-elle finalement, Quand les hommes craignent de perdre ce qu'ils connaissent, ils suivraient n'importe quel tyran qui leur promet de restaurer l’ordre ancien.

p. 262

Kingsolver relève avec finesse la difficulté à remettre en question le système qui a modelé sa propre vie. Mais en présentant Tig en femme dévouée et généreuse, elle marque sa confiance en un modèle alternatif. Si la prééminence conservatrice met fin au rêve de Thatcher, elle n'empêche pas une évolution de la société puisque le monde de Willa a pu advenir, une époque qui produit sa propre inertie et ses désagréments. Si l'on suit la romancière, les combats d'aujourd'hui porteront leurs fruits malgré les défaites subies.

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