L'étranger qui vient

Agier Michel. L’étranger qui vient : repenser l’hospitalité. Seuil, 2018.

Les incohérences qui caractérisent la politique migratoire sont saisissantes. Parmi les états les plus engagés dans l’accueil des Ukrainiens fuyant leur pays en guerre se trouvent de farouches opposants aux migrants de 2015. De même, alors que toute révision législative qui tend à limiter l’immigration par des contraintes administratives est approuvée, la relative lenteur à enregistrer l’arrivée de ces réfugiés est l'objet de critiques.
Cette disparité interroge : bien que l'urgence de la situation soit indéniable, il est difficile de nier le dénuement d’autres arrivants en Europe occidentale.

Toute l'histoire de l'hospitalité montre que, progressivement, la prise en charge – familiale, communautaire, communale – des fonctions de l'hospitalité s'est éloignée de la société pour être déléguée et en même temps diluée dans les charges de l'État. Elle a été remplacée par les droits de l'asile et du réfugié. Puis ces droits eux-mêmes ont été dilués dans les politiques de contrôle des frontières, des territoires et des circulations. Au point qu'on ne les reconnaît plus aujourd'hui, tant ils sont éloignés d'un principe général d'hospitalité.

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Michel Agier, anthropologue familier des questions liées à l’hospitalité, montre que ces incohérences sont générées par une grande confusion quant à la responsabilité de l'accueil des migrants. Il met aussi le doigt sur certains préjugés qui faussent notre compréhension des politiques migratoires. Face à un problème complexe, citoyennes et citoyens veulent faire porter à l’Etat l’accueil des étrangers, alors qu’il n’en a pas la vocation.
Les conséquences de l’actuelle guerre en Ukraine révèlent la complexité de toute politique migratoire et la difficulté à prendre des décisions justes en la matière. Des femmes et des hommes ouvrent leur logement à ces nouvelles arrivant·e·s sans analyser les conséquences de leur générosité. Aux premiers jours du conflit, des quantités de matériel ont été acheminées dans la zone frontière sans tenir compte des véritables besoins des personnes. Cet élan prouve tant une capacité d’empathie que l’irrationalité de l’homme sous l’influence de l'émotion.
L’accueil de l’étranger fait partie des usages de la vie sociale. Dans les communautés traditionnelles, cette coutume reste très vivace, ce qui engendre admiration des sociétés dites développées. Agier note toutefois que cet accueil est le plus souvent extrêmement codifié et généralement restreint dans le temps. Il ne saurait justifier la revendication, sur des bases philosophiques, d’un accueil inconditionnel, pas plus qu’il ne pourrait prouver que toute immigration est vouée à l'échec.

Le problème du philosophe, bien souvent, est de dire l'éthique sans s'occuper de la vie réelle alors que, précisément, l’éthique désigne le quotidien des choix difficiles que chacun est amené à faire. Dans ce cas précis, il promeut des valeurs et invoque des lois non écrites sans se soucier, au moment où il les énonce, du caractère relatif et relationnel des cadres sociaux de leur mise en œuvre.

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L’étranger qui arrive est tout à la fois outsider, stranger et foreigner et même – pour certains – alien. La polysémie indique bien que le statut de l’arrivant est multiple et devrait aider à nous orienter sur les besoins à mettre en œuvre pour l’accueillir. La composante spécifiquement humaine de l’hospitalité est essentielle; c’est celle que l’Etat n’est pas apte à prendre en charge. En attendant des autorités qu’elles gèrent l’immigration, le citoyen les mettent dans une situation impossible. En l’acceptant, souvent pour des raisons électoralistes, les gouvernements ne peuvent que se retrouver dans un piège. L'intégration ne se décrète pas; elle nécessite une implication du corps social. En y pénétrant, l'étranger provoque une réaction à l'image d'un objet qui nous pénètre ou d'une substance que nous ingérons. Ce geste de défense modifie notre organisme pour le renforcer.
L'entrée de l'étranger dans notre sphère ne laisse indemne ni l'arrivant, ni celui qui le reçoit. Les recommandations insistantes des organisations d'entraide relatives à l'accueil des familles ukrainiennes rappellent que l'hospitalité offerte n'est pas comparable à celle de l'invité ou du service hôtelier : il n'y a notamment pas de contrat implicite sur la durée de l'hébergement. En s'impliquant dans l'accueil, la citoyen·ne va renouveler sa perception de son environnement. Ce regard critique sur l'organisation sociale en révèle les faiblesses. Il n'aboutit heureusement que rarement à celui des collectifs qui viennent en aide aux migrants en attente à Calais. Une situation extrême révélatrice de l'absurdité d'un système poussé dans ses retranchements dans le but de séduire un électorat.
Agier montre le potentiel dynamique d'un accueil citoyen pour revitaliser des communautés locales, notamment dans le Briançonnais. L'auteur note que ces collectifs sont souvent liés à des organisations religieuses ou politiques et prennent le relais de ces dernières dans la structuration du tissu social. Il ajoute que cette dimension communautaire est garant de réussite : elle permet un engagement dans la durée indispensable à l'intégration.

Précisément parce que, dans la diversité de leurs raisons d'être, de leurs motivations, des sentiments, des croyances ou des convictions qui animent différemment les «hôtes », les «habitants amicaux» ou les «citoyens solidaires », ces expériences transforment les personnes dans leur rapport à leur État-nation comme aux étrangers - deux concepts majeurs pour comprendre le monde d'aujourd'hui.
Si ces causes ont donc des effets sur celles et ceux qui s'en emparent, elles en ont également sur celles et ceux qui bénéficient de leur hospitalité.

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Si la première caractéristique du migrant est d'être un outsider, son étrangeté est ce qui se remarque le plus. Agier note que les caractéristiques hétérogènes peuvent associer l’étranger à un alien, sorte d’être désincarné tenu à la fois comme indésirable et/ou réduit à sa force de travail. Reconnaître l'altérité de l'étranger est le premier pas pour permettre son accueil. Sans la constater, impossible d'envisager le coût de l'intégration : perte de compétences sociales et linguistiques.
En s'intéressant aux conséquences concrètes de l'accueil sur les populations autochtones et migrantes, Agier évite les passes d'armes idéologiques et révèle l'intérêt que les États occidentaux auraient à aborder sans passions cette problématique.

Crise des migrants : avons-nous perdu le sens de l’hospitalité ? – France Culture
L'hospitalité Joan Stavo Debauge – Tribu-RTS
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