Un voyage infiltré

Aikins Matthieu‏, Les humbles ne craignent pas l’eau, un voyage infiltré. Seuil Sous-sol, 2022.

Lorsque Matthieu Aikins, correspondant pour divers journaux et magazines, décide de quitter l'Afghanistan en 2016, Omar, son chauffeur et interprète pendant huit années, envisage déjà l'exil. Le jeune Afghan n'a pas pu réunir les documents qui lui permettraient d'obtenir un visa officiel eu égard aux services rendus aux Occidentaux. Il ne lui reste alors que la voie de migration “ordinaire”« celle qui l'expose aux abus. Matthieu Atkins se détermine alors à accompagner celui qui est devenu un ami sur le même chemin.

À quel moment un migrant devient-il un réfugié ? Comme ses frères, Haniya voulait rejoindre l'Ouest dans l'espoir d'une vie meilleure. Elle avait perdu tout espoir pour son propre pays où la guerre s'intensifiait à mesure que les talibans multipliaient les offensives contre le gouvernement […] Les femmes afghanes étaient confrontées à des violences supplémentaires […] Une Afghane célibataire comme Haniya avait de bonnes chances d'obtenir l'asile si elle le demandait en Europe ou au Canada. Mais elle n’avait aucun moyen légal de rejoindre ces pays. Un véritable cordon constitué de visas et de restrictions sur les vols visait à l’exclure, elle et les autres réfugiés. Cette situation délibérément kafkaïenne pour les réfugiés […] est l'héritière des mesures prises pour refouler les Juifs qui fuyaient l'Allemagne nazie, et elle fait en sorte que plus une personne est susceptible de demander l'asile en Occident, moins elle aura de chances de pouvoir embarquer sur un vol qui l'y mènera.

p. 59-60



Le reportage d'Aikins sur la route des migrants est d'abord un témoignage de solidarité avec la famille d'Omar. C'est aussi le révélateur des privilèges dont bénéficient les Occidentaux. L'ascendance japonaise du journaliste et sa bonne connaissance du dari lui permettent, sans trop de difficultés, de se faire passer pour un Afghan. Cependant ses passeports canadiens et américains lui ouvrent largement les portes tandis que les papiers afghans restreignent drastiquement l'accès sans visas. Le reporter bien que voyageant généralement sans ses papiers d'identité les fera réapparaître pour ne pas franchir les lignes rouges qu'il s'est imposées.
Ainsi donc ce récit en immersion ne rapporte-t-il qu'une réalité partielle, clairement présentée. Les dangers du voyage ne sont pourtant qu'un aspect de sa difficulté. L'arrachement à son pays en est une autre, qui engage bien plus.

L'injonction à la réussite est un élément qui pèse lourdement dans le débat concernant les questions migratoires. Elle influence le comportement des migrants qui agissent davantage en fonction de la famille restée au pays que dans leur propre intérêt.
En commentant pour Kiffe ta race son roman graphique Les vacances au bled, Chadia Chaïbi-Loueslati évoque les comportements erratiques qui contribuent à travestir les difficultés de la condition migratoire.


Dans le contexte afghan, l'émigration est une réalité bien ancrée : la proximité culturelle, selon les ethnies, avec l'Iran ou le Pakistan font que la grande majorité des familles y ont des parents qui assurent leurs revenus. Ces frontières restent perméables bien que soumises à l'humeur de leurs gardes.
Choisir de quitter cette zone familière pour l'Occident, c'est s'engager sur une voie sans retour, sans garantie de pouvoir rejoindre ceux qui les ont précédé ou de faire suivre sa famille. Aikins relève que les fils [font] partie d'une stratégie de survie diversifiée : un fils à la ferme, un pour l'Etat, un pour les talibans et un en Europe (p. 322). Cette politique engage financièrement tout le groupe, ce qui explique les atermoiements d'Omar. Une indécision qui va lui compliqué tout le voyage. En quittant son pays à la fin du vaste mouvement migratoire de 2015, les portes de la Turquie se sont refermées et la situation en Grèce est chaotique.
Le témoignage d'Aikins inscrit l'émigration dans une histoire qui dépasse le destin individuel : sans solidarité, essentiellement familiale, toute tentative de rejoindre l'Europe ou l'Amérique du Nord est vouée à l'échec. Cette dynamique met une énorme pression sur les migrants qui sont condamnés à réussir. Une attente qui les rend vulnérables à tous les exploiteurs de la détresse humaine. De plus, arrivés à destination cette contrainte entrave le processus d'intégration.

Imaginez les villes du monde connectées par un réseau qui mesure non pas la distance physique mais le danger : le risque de se retrouver coincé, de se faire arrêter, arnaquer, enlever ou tuer. Pour le voyageur clandestin, la distance la plus courte entre deux points est rarement la ligne droite, il lui faudra peut-être même prendre un vol pour l'autre bout du monde afin de transiter par un aéroport avec des agents corruptibles. […] Chaque connexion a un prix. Plus d'argent ça veut dire moins de risques, et les migrants empruntent le plus court chemin qu'ils peuvent s'offrir. Seule une fraction du réseau est visible par chaque voyageur et les connexions bougent à mesure que les frontières se referment et que les gens trouvent de nouvelles façons de les franchir.

p. 93

Le livre d’Aikins montre aussi, en miroir, la part d'irrationalité des correspondants étrangers qui les distingue radicalement des populations indigènes.
Tour à tour journaliste, aventurier ou témoin, Aikins nous entraine dans un récit sensible qui cherche à révéler la complexité de la situation en restant très factuel. Malgré son implication pour la famille d'Omar, il réussit à montrer que ce parcours migratoire est loin d'être singulier.

Site de l'auteur
Site de l'éditeur
La grande table des idées France Culture