Madame Hayat

Altan Ahmet. Madame Hayat. Actes Sud, 2021.

Le dernier roman d'Ahmet Altan n'est pas encore paru en Turquie, faute d'éditeur. Le risque économique encouru serait probablement trop grand tant le contenu métaphorique de cette oeuvre écrite en prison dénonce la politique coercitive de la Turquie.

– Un jour, tu oublieras tout ça, tout ce que nous sommes en train de vivre maintenant.
Elle se tut, respira longuement.
– La seule chose que je te demande, c'est de choisir un moment, un unique moment... Et de ne pas oublier ce moment... Si tu essaies de te souvenir de tout, tu oublieras tout... Mais si tu choisis un moment parmi tous ceux que nous avons partagés, alors il t'appartiendra pour toujours, tu ne l'oublieras jamais... Et moi je serai heureuse, heureuse de savoir que j'existe encore pour toi, à jamais gravée dans un coin de ton esprit comme le souvenir d'un moment que nous avons vécu ensemble.

p. 75-76



La vie de Fazıl est bouleversée par la mort du père qui le plonge dans la précarité. Il arrive cependant à obtenir une bourse qui lui permet de poursuivre ses études de lettres. Finie l'insouciance, l'étudiant partage un logement avec des colocataires peu conventionnels. Cette vie communautaire est riche de solidarités.
Fazıl trouve un revenu d'appoint en participant à une médiocre émission de variétés tournée au quatrième sous-sol. Décor clinquant dans lequel il rencontre Madame Hayat. Personnage énigmatique au physique banal, elle aimante l'attention du jeune homme. Mère ou amante, elle est le phare qui dirige Fazıl dans une existence qui devient de plus en plus étriquée. Sous la protection de Remzi dont le lien avec les inquiétants hommes aux bâtons reste trouble, Mme Hayat incarne une certaine sécurité. Est-ce la couleur miel de ses vêtements ou cette féminité maternante qui englue Fazıl ?
À l'université, l'étudiant se lie avec Sıla, une étudiante dont la famille a été spoliée et qui ne peut suivre les cours que parce que son écolage avait déjà été réglé. Les sentiments qui se développent entre eux paraissent bien plus naturels que l'amour qui le rattache à Madame Hayat. Les projets de Sıla sont tournés vers un avenir libre qui contraste avec la culpabilité ressentie par Fazıl lorsqu'il est avec la jeune fille.

J'étais pétrifié. Où que j'aille, la peur désormais surgissait n'importe où. De toute ma vie, je n'avais encore jamais rencontré quelque chose qui méritât de me faire peur. Je ne savais ni avoir peur, ni être courageux, je n'en avais simplement pas l'usage. Mais, plus que la peur, ce qui me troublait, c'était le sentiment d'humiliation qu'elle faisait naître, et bien qu'ignorant de qui et de quoi j'avais peur, je me sentais profondément humilié.

p. 182

Comme déjà dans Je ne reverrai plus le monde, Altan souligne la place de la littérature dans sa capacité de résilience. Les cours de Madame Nermin et de Monsieur Kaan, dégagés de tout conformisme, sont libérateurs; ils encouragent à une interprétation très personnelle des œuvres, même les plus classiques.

Grâce aux livres j’avais appris à examiner ainsi tous les êtres qui croisaient ma route, à commencer évidemment par moi-même. Je savais désormais que l'âme humaine n'est pas un tout, lisse et cohérent; c'est un agrégat de morceaux dépareillés qui se soudent progressivement les uns aux autres. Et, à l'évidence, ces “jointures” ne sont jamais imperméables...

p. 51

Madame Hayat est une histoire d'amour. Amour de la vie – le mot hayat désigne la vie en turc – ambivalence de l'existence qui toujours hésite entre la sécurité de ce qu'on connaît et l'audace de la nouveauté. Cette oscillation entre inertie et mouvement se fait de plus en plus pressante au fur et à mesure que le pouvoir arbitraire des types aux bâtons réduit au silence toute pensée qui déborde le cadre étriqué qu'ils imposent.
L'attachement du narrateur à cette incarnation intemporelle de la femme turque est révélatrice du désarroi de l'auteur face à l'instauration d'une pensée homogénéisée par une dérive autoritaire qui le prive du pays natal.

– Est-ce qu'il y a besoin d'avoir fait quelque chose de dénonçable pour être dénoncé ? On te dénonce et ils t'arrêtent, après ça, va essayer d'expliquer que t'es innocent... Mais dans quel monde tu vis, bon Dieu ! Ouvre un peu les yeux.
Il continuait de tonner et de pleuvoir. Nous étions collés au mur. Les immeubles avaient perdu leurs couleurs, tout virait au gris sous l'orage, le monde semblait se délaver, fondre et partir au caniveau avec la pluie.

p. 130



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