Moissons funèbres

Ward Jesmyn. Les Moissons Funèbres. 10/18 Globe, L'école des loisirs, 2016

Le privilège de recevoir une bonne éducation et la perspective de grimper un jour l’échelle sociale, je les devais aux mains de ma mère et à son inexorable coup de balai. Tout cela était injuste.

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Le récit autobiographique de Jesmyn Ward donne un éclairage vibrant sur le racisme ordinaire aux États-Unis. En pleine vague provoquée par la mort violente de George Floyd et le flux d'images symboliques qui l'a suivie, ce texte témoigne de l'importance de l'estime de soi.

L'autrice est née dans une famille noire du Mississippi où la couleur de peau reste souvent un indicateur de la classe sociale. Son rapport avec le Sud profond est ambigu : aussitôt quittés les paysages et le climat lui manquent pourtant la brutalité de la société affectée par le racisme, les inégalités et la pauvreté ne l'a pas épargnée.
Aussi Jesmyn Ward articule-t-elle sa biographie autour de la mort de cinq hommes très jeunes de son entourage. Ces drames ne sont que le dénouement tragique d'une existence précaire. Les circonstances qui les entourent renforcent le sentiment que la vie de certains n'a pas de valeur; par exemple, le chauffard impliqué est puni pour son délit de fuite et non pour sa conduite dangereuse.

Peut-être mon père avait-il trop bien appris [à mon frère] ce que signifiait être un homme noir dans le sud des États-Unis : peu de travail, des boulots sans perspective, des institutions qui vous dévalorisent systématiquement comme travailleur, comme citoyen, comme être humain.

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Le genre est un déterminant important. L'éducation différenciée est, selon l'écrivaine, renforcée par le nombre important de familles monoparentales. Suite aux démembrements des familles dans le système colonial, le rôle de mari et de père est difficile à assumer pour les hommes. Cette situation contribue à assigner les hommes dans un contexte de violence. Alors qu'ils peuvent se contenter d'aligner les emplois instables, voire de s'impliquer dans divers trafics, les femmes, pour élever leurs enfants, acceptent des tâches astreignantes en contenant leur révolte.

Quand j'étais plongée dans les livres, je me sentais fière de mon héritage africain ; à l'école, j'étais plus réservée. Quand je lisais ou que j’écoutais Public Enemy, je considérais la résistance et la lutte pour les droits civiques comme une force ; quand j'étais au lycée, j'étais désorientée.

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Comme fille aînée, Jesmyn Ward, comme sa mère avant elle, participe largement à l'éducation de leurs jeunes frères et soeurs. Cette implication ne contribue pas à l'épanouissement mais à la résignation. Cette conscience acquise d'un destin borné entraîne une mauvaise estime d'elle et à ses conséquences : harcèlement subi et déprime. «Mimi» se réfugie dans la lecture pour échapper à ces tourments. Elle est repérée pour ses compétences scolaires puis, soutenue par les employeurs de sa mère, elle entre dans une école privée. À la Coast Episcopalian School, les vexations subies sont plus ambiguës; l'autrice attribue les remarques humiliantes au racisme décomplexé et non plus à une faiblesse intérieure supposée.
Sa mère, par son travail de femme de ménage dans une riche famille, lui offre l'opportunité de grimper dans l'échelle sociale. Probablement liée aux responsabilités familiales qu'elle doit porter, Jesmyn Ward développe une forme de culpabilité. Son écolage oblige sa mère à rester au service de ses employeurs. Les divers sentiments qui habitent l'autrice expliquent la profonde ambiguïté qu'elle ressent pour DeLisle, MS.
Le récit de son émancipation va de pair avec ses hommages aux hommes sacrifiés, en premier lieu à son frère. Ces deux trajectoires éclairent le rôle particulier du masculin et du féminin dans la construction des inégalités sociales. Le livre de Jesmyn Ward éclaire, sans la mentionner explicitement, la notion de privilège, complémentaire à la problématique raciale.

Le site de l'éditeur
A propos du traitement médiatique de la mort de Floyd : une opinion de Frédéric Koller pour Le Temps et un avis de Rokhaya Diallo pour Programme B
Et le racisme en Europe ? Richard Werly à propos des banlieues françaises, Hexagone Express du 10.06.2020
Un excellent décodage sur la ségrégation raciale de Jordan Davis et d'Eric Guevara-Frey pour Washington d'ici