Le Roman de Jim

Bailly Pierric, Le roman de Jim , Paris, P.O.L., 2021.

L'ancrage du roman de Bailly dans un territoire, celui du Haut-Jura, en est un élément fondamental. Ces villages reculés dans lesquels les liens se distendent ou se resserrent sont essentiels à ses protagonistes. Les constellations familiales sont sujettes aux mêmes mouvements, en particulier dans une société en évolution rapide.

Cela faisait plus de quatre ans qu'on était ensemble, et pourtant j'avais toujours du mal à y croire. Je ne doutais pas d'elle, je doutais de moi. Ça me fait chier de le dire mais c'était aussi bête que ça : pur et simple manque de confiance en soi. Manque d'aplomb, manque d'assurance. Je ne croyais pas assez à mon personnage. Je n'étais pas assez investi dans mon rôle. Comme si je n'avais pas les épaules pour l'incarner pleinement. Comme si je n'étais pas tout à fait la tout bonne personne, ou pas tout à fait à la bonne place.

p. 76


Le lien au territoire affecte les relations humaines, notamment dans leur composante économique. À moins que ce soit le rapport au travail qui régule l'occupation du sol. Ayméric, le narrateur, tient à conserver son autonomie en enchaînant des emplois précaires en CDD. Sa vie affective n'est pas plus stable ; ce n'est pas un choix assumé, mais plutôt la conséquence des nouveaux modèles sociaux. Aymeric se sent le “mec intérimaire” de Florence. Cette impression situe bien une posture aussi précaire dans le monde professionnel que dans sa vie sexuelle. Au fond, il accepte le modèle social dominant.

Je trouvais toujours un peu flippant ce genre de moments, qui me rappelaient des choses de mon enfance avec mon père, des situations quasi identiques, ou on se retrouvait entre mecs, à faire des trucs de mecs, dans une pièce réservée aux mecs. Pour chaque outil Jim me demandait s'il appartenait à Bernard, ce grand-père dont il entendait beaucoup parler mais qu'il n'avait pas connu, et je lui disais en désignant le tableau mural en contreplaqué sur lequel étaient suspendus les pinces et les tournevis qu'ici tout était à Bernard. Et maintenant, c'est à qui? Maintenant c'est à tout le monde, c'est à Monique, à maman, à toi, à moi. Mais Monique et Flo n'y touchaient pas beaucoup. On avait beau avoir le souci, autant Flo que moi, de ne pas trop valoriser les codes masculins et de ne pas lui imposer des pratiques de petit mec, on avait beau l'encourager à s'autoriser à aimer la couleur rose ou tel film ou tel jouet traditionnellement destiné aux filles si c'était le cas pour lui, et j'insiste pour dire que je faisais ma part de boulot en la matière, eh bien je ne pouvais pas m'empêcher de camper ce personnage de père qui bricole, de père qui n'a peur de rien, de père un peu brutal parfois.

p. 82-83

Le penchant aux sentiments d'Ayméric l'a transformé en père de substitution pour Jim l'enfant né d'une relation éphémère, sans lendemain, de Florence. Un statut dans lequel il s'investit pleinement, un statut qui l'a changé et confronté à ses représentations de la masculinité. Par ces interrogations, Bailly nous amène à réfléchir aux implications sur les vies de chacun·e lors des recompositions familiales.
Malgré certains traits fantasques, le narrateur assume ce rôle paternel avec conséquence. Sans droits, il se trouve relégué quand Florence rebat les cartes. C'est en effet elle la meneuse du jeu, même si son look d'éternelle adolescente rebelle nous le fait oublier. Le hiatus entre le droit et la réalité permet aux mensonges de prendre le dessus et accule le couple. D'enjeu des tensions, Jim que les deux parties veulent préserver, devient victime et mérite de focaliser notre attention.

Ah, quand j'y pense, j'étais vraiment le dernier des glands. Depuis des années je traversais la vie sans prendre aucun recul, comme un enfant, je profitais à fond de chaque moment, comme un voyage qui nous en met plein la vue et durant lequel on n'anticipe jamais le retour. Tout à coup on se retrouve chez soi avec ses valises et ses souvenirs merveilleux, et on voudrait repartir aussitôt, on voudrait être encore là-bas, mais ça ne marche pas comme ça.

p. 34-35

La langue souvent familière de Bailly ancre son roman dans le vécu ; elle exprime la banalité du quotidien. Cette approche présente sans jugements les contradictions de nos sociétés. Des oppositions importantes mais pas irrémédiables : l'auteur sait mettre en évidence les points de convergence qui établissent nos sociétés notamment citadins et ruraux on entre générations.

Salomé Kiner pour Le Temps
Sylvie Tanette pour la RTS – QWERTZ
Jean-Paul Hirsch
Chloë Cambreling pour les Matins d'été, France culture
Le site de l'éditeur