Afropéens

Pitts Johny, Afropéens : carnets de voyage au coeur de l’Europe noire , Massot Éditions, 2021.

Johny Pitts nous emmène dans un voyage thématique à travers l'Europe. Son approche tournée vers les communautés noires suscite probablement l’ire des pourfendeurs du séparatisme et de la culture "woke". Ils oublient pourtant que dans nos sociétés métissées de nombreux citoyens se sentent écartés des processus politiques et que même si une démocratie doit mettre en œuvre les décisions de la majorité, sa stabilité n'est assurée que si elle sait prendre en compte le bien-être des minorités.

Il me semblait évident que la communauté noire de France, d'un point de vue administratif, avait été rendue invisible parce que les institutions avaient refusé d'intégrer la notion de race alors que, dans les relations triviales de la rue, les Noirs étaient bien trop visibles, et soumis à la même discrimination que n'importe où.

p. 121


Le voyage de Pitts au cœur de l'Europe noire à la recherche de son identité prend davantage la couleur d'un récit de formation que d'un manifeste politique. Un texte caméléon tant il superpose les genres. En effet, au-delà du carnet personnel, il tient aussi de l'enquête journalistique et de la chronique musicale.
Johny Pitts revendique une place à part entière dans l'espace européen malgré son ascendance métissée, d'une mère anglaise blanche et d'un père afro-américain. Il refuse d'être réduit à sa couleur de peau et aux stéréotypes qui lui sont attachés. Cette recherche d'une identité répond à un besoin de valorisation de son métissage qu'il subit sur le mode du ni assez blanc, ni assez noir. C'est aussi une réaction au soupçon d'imposture que vivent de nombreux migrants, surtout lorsque leur phénotype les distingue de la population indigène.
La quête de Johny Pitts ouvre un champ de réflexions sur les implications de la différence dans nos sociétés et en particulier sur les iniquités qui en découlent. La nature personnelle de son expérience, même documentée, ne vaut pas généralisation, ne serait-ce que parce que les étapes de son périple européen sont des centres urbains. Toutefois des constances mettent en évidence l'existence d'une problématique systémique.

des Roms apatrides ne cessaient de mendier en tenant à la main des bouts de carton sur lesquels il était inscrit : « Je suis sourd-muet. » Dans presque toutes les villes d'Europe que j'ai eues à visiter, on disait d'eux qu'ils étaient la racaille de la société. Une plaie dont personne ne voulait. Il serait facile de conclure que la criminalité gagne du terrain, car les hommes et les femmes qui se promenaient dans Paris en prétendant être sourds-muets étaient omniprésents. Pourtant, si l'on considère le problème en tant que conséquence d'un système, force était de reconnaître que ces gens étaient effectivement sourds-muets, ne disposant d'aucune représentativité dans les allées du pouvoir et, pour aggraver le tout, s'étaient mis volontairement à l'écart des sphères officielles en cultivant leurs différences avec les Européens dans le but de sauvegarder leur culture à l'agonie. 

p. 89-90

Dans les anciennes puissances coloniales, les personnes noires font face à l'incompréhension des citoyens autochtones. Pitts relève une tendance à l'amnésie historique concernant les causes de la présence de populations «exotiques» en Europe. En France ou en Grande-Bretagne, le recours aux populations extra-européennes pour défendre la nation pendant les Guerres mondiales ou pour participer à la reconstruction suite à ces conflits est généralement occulté.
À des titres divers les autres états d'Europe occidentale ont été impliqués dans l'histoire de l'esclavage et/ou du colonialisme et, par conséquent, par une conception raciale/raciste de la société...
L'ambition d'apporter la civilisation était certes ambiguë, mais ses conséquences complètement sous-estimées. L'expansion des transports intercontinentaux, la globalisation des images donnant du monde occidental l'apparence d'un eldorado et le besoin de main-d'œuvre à bas coût impliquent également un accroissement des migrations et une pluralité des sociétés. La responsabilité des états nantis dans l'intensification des courants migratoires est oubliée et les personnes «racialisées» sont dès lors perçues négativement.
Cette constance ne doit toutefois pas faire oublier que les politiques nationales et internationales jouent un rôle dans la perception des migrant·e·s et influencent la capacité des gouvernements à mener des actions intégratives.

C'étaient des gens [français et noirs] pour lesquels la condition d'«afropéens» consistait en une configuration de rôles jamais connue auparavant, tant ils étaient attachés à la fois à l’Afrique et à l'Europe, tout en transcendant l'une et l'autre. Tous ces représentants de la deuxième, troisième ou quatrième génération d'une Europe désormais multiculturelle, ces purs produits, mâles et femelles, du post-colonialisme – ou peut-être de la décolonisation – avaient poursuivi leurs études en Europe, y payaient leurs impôts et, bien qu'ils prennent part à la vie dans la société, ne cessaient de s'entendre dire : « Rentrez donc chez vous, là d'où vous venez, vous n'êtes pas d'ici.» 
Une injustice criante.

p. 96-97

En mettant en évidence le rôle du mouvement Harlem Renaissance dans la constitution de l'identité afro-américaine et ses interactions transatlantiques, en particulier avec la France, Pitts souligne la dimension mondiale de la problématique raciale. À cet égard, il a constaté à Moscou la forte ostracisation des populations noires, une attitude qui contraste avec l'indifférence perçue pendant la Guerre froide lorsque les élites africaines étaient politisées. Les voix les plus critiques des études post-coloniales oublient l'influence réciproque des populations émancipées et colonisées qui ont abouti à la configuration géopolitique contemporaine. La voix de Fanon a davantage porté aux Etats-Unis, alors que Baldwin a acquis sa notoriété en France. Ces interactions marquent aussi les courants musicaux dont l'auteur est un observateur avisé.
L'auteur regrette le sens de la solidarité qui s'étiole. Son souvenir d'enfant de Sheffield conserve l'image de “communautés […] liées par les manufactures locales [dont] elles tiraient un sentiment de fierté et de satisfaction pour le travail bien fait.” (p.38) L'éclatement de ces communautés de proximité dû aux profondes modifications du monde du travail et à l'avènement de liens sociaux virtuels pose un problème de société fondamental qui transcende les questionnements identitaires.
La crédibilité de l'auteur est malheureusement desservie par une traduction dont les approximations, voire les contresens, nuisent à la compréhension. La lecture de l'original anglais est conseillée.

The term ‘Afropean’ was my own object of contemplation, serving as a departure point of investigation and what I hoped would be my destination – a coherent, shared black European experience – but the black Europe I’d travelled through had refused to stand still, and I’d begun to think of the myriad experiences of black Europeans as the whole point; ‘Afropean’ was an opportunity to build bridges among various histories, cultures and people, but it certainly wasn’t absolute or monolithic.

Afropéens, p. 486



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