Mendelssohn sur le toit

Weil Jiří. Mendelssohn est sur le toit [précédé de] Complainte pour les 77 297 victimes, Le nouvel Attila, 2020.

Comment rendre compte de la furie antijuive des Nazis ?

Tous résistaient à la mort du mieux qu'ils pouvaient, chacun à sa manière. La mort était le fief des envahisseurs. Ils la célébraient dans leurs chants et leurs marches. Elle était leur meilleure amie. Mais les habitants du pays conquis voulaient vivre.

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Prague, Rudolfinum – wikimedia

Prague Rudolfinum

C'est la question que l'auteur tchèque Jiří Weil a mis de longues années à mûrir avant d'achever ce roman composé d'une vingtaine de tableaux disparates. Tous ces textes ramènent à l'occupation de la Bohême-Moravie et à la politique d'extermination systématisée des Juifs qui y est menée. Ces tableaux se distinguent par la grande disparité de ton. L'ironie y est fréquente, peut-être pour mieux éluder la violence de l'envahisseur.

Cette forme narrative permet à Weil de donner une vue étendue de cette page de l'histoire tchèque pour autant que son lecteur consente à agencer les scènes qui s'entremêlent. L'auteur se montre espiègle dès les premières lignes en nous présentant des employés municipaux sur un toit à la recherche de la statue d'un supposé juif, Felix Mendelssohn. Cette ouverture est magistrale : elle fait converger en une scène cocasse les enjeux symboliques d'un totalitarisme et révèle une bonne dose de résilience.
mendelssohn sur toit
Nous sommes à Prague, une ville rattachée à la culture germanique, revendiquée allemande par les envahisseurs. Sa pureté originelle aurait été salie par les Tchèques qui l'administrent et par les Juifs qui y vivent. Il est révélateur que ce soit sur le toit du Rudolfinum que se trouvent les employés : une salle de concert réquisitionnée par le pouvoir tchèque de l'entre deux guerres pour abriter son Parlement. Weil souligne que l'asymétrie culturelle est renforcée par le statut méprisant de protectorat attribué à la Bohême-Moravie. À sa tête un protecteur par intérim, Heydrich concepteur de la «solution finale» qu'il met en pratique en son territoire. Cet homme cultivé subit comme un affront la présence d'une statue de Mendelssohn sur le toit de la salle de concert.

La villa abritait les locaux du Bureau central, le siège régional du Sicherheitsdienst, chargé par Berlin d’apporter une solution à la question juive sur le territoire du protectorat de Bohême-Moravie. Une solution finale.
La mort y guettait dans des centaines de dossiers, dans des fiches, des inventaires, des photos d'immeubles, de pavillons et d'usines. La mort avait élu domicile dans les paraphes et les signatures, les sigles et les abréviations, les tampons et les graphiques, une mort ordonnée et bien tenue, dactylographiée sans faute sur du papier ministre et des fiches de couleur. La mort était omniprésente, remplissant toute la villa de peur.

p. 79

Le directeur du bureau central est lui aussi un homme instruit, capable de tenir des conversations de haute portée sur la culture hébraïque. Il utilise cette érudition pour accroître le rayonnement du Musée juif qu'il destine à devenir le témoin d'une civilisation disparue.
Ces tableaux sont intimement liés à la vie de Weil puisque l'auteur a travaillé au Musée juif et qu'il a échappé à la déportation en simulant sa noyade pour vivre dans la clandestinité. Cet élan vers la vie apparait sous divers aspects dans le roman. Par exemple, lorsqu'ils ont enfin trouvé la statue du compositeur, les employés prennent soin de ne pas trop l'endommager pour permettre sa réfection lorsque le Reich chutera. La description du convoi funèbre de Heydrich, assassiné dans un guet-apens, révèle aussi l'espoir d'une issue favorable; il quitte Prague sidérée pour une parade dans Berlin déjà fortement endommagée par les bombardements.

Il fallait jouer avec l'éclairage, créer des zones d'ombre pour donner à l'ensemble des airs mystérieux. Tous ces objets qui avaient jusque-là servi au culte — les rouleaux de la Torah avec leurs couronnes et leurs manteaux, les rideaux de l'Arche, les châles de prière et les mains de lecture — étaient désormais sans emploi, de simples marchandises, des pièces de musée qui plus jamais ne ressusciteraient dans la foi des vivants. Rabinovič prêtait la main à cette profanation. C'était sous sa surveillance que tout était réceptionné, déballé, entreposé, trié et inscrit dans les fichiers.
Le directeur du Bureau central était fier du musée, comme s'il l'avait créé de ses propres mains.

p. 110

Selon le texte de Weil, la situation en Bohême-Moravie est bien plus paisible que dans la capitale du Reich, même si la mascarade de Terezin (Theresienstadt) mène à l'anéantissement systématique de la communauté juive. L'ironie n'occulte pas l'horreur. L'ensemble du peuple tchèque est à la merci de l'occupant mais la destinée des individus, et partant leur chance de survie, est liée à leur appartenance culturelle.
La genèse du texte révèle aussi les paradoxes de l'histoire. Malgré le passé communiste de Jiří Weil, une première version du roman est refusée car elle ne met pas suffisamment en scène les héros de la Grande guerre patriotique.
L'éditeur a fait précédé le roman de la complainte pour 77'297 victimes, une élégie pour les juifs de Bohême-Moravie disparus. Cet assemblage de triptyques inscrit ce sacrifice dans l'histoire : à un texte hébraïque sont associés une macabre comptabilité qui confirme le souci d'une éradication raciale et un récit factuel de la déportation.
Selon les mots de Weil, plus de dix ans lui furent nécessaires pour “rendre témoignage de ces jours d'humiliation et d'espoir”. Le temps nécessaire à l'auteur pour documenter un pan d'histoire en gardant une certaine distance avec les événements vécus.

Site de l'éditeur
Isabelle Rüf pour Le Temps