État d'urgence technologique

Tesquet Olivier, Etat d'urgence technologique : comment l'économie de la surveillance tire parti de la pandémie. Premier parallèle, 2021.

La pandémie de coronavirus a favorisé les solutions technologiques introduites pour tenter de la contenir. Ces outils sont ainsi sortis de l'ombre. Quelques sociétés ont profité de cette opportunité pour améliorer leur image alors que d'autres ont proposé des développements renforçant l'économie de surveillance.
La lecture de cet essai n'est pas recommandée aux paranoïaques... mais illustre l'emprise d'entreprises privées sur nos sociétés.

Dans À la trace, le journaliste décrivait la captation de nos données par des géants bien plus discrets encore que les Google, Amazon, Facebook et Microsoft ou que leurs homologues chinois. Le traitement des données et la commercialisation d'outils de surveillance de masse, dans l'ombre, entrave nos libertés, parfois à l'insu des États.
La pandémie s'est révélée un formidable accélérateur du contrôle. Lorsqu'Emmanuel Macron déclare le 16 mars 2020 “Nous sommes en guerre. Pas contre une autre nation, mais contre un ennemi invisible et insaisissable”, il marque une rupture dans le temps. À l'instar des attentats de 2015, cette situation justifie des mesures exceptionnelles.
Ce n'est pas le dispositif  en soi qui est problématique, mais bien le fait que, sous couvert d'une situation particulière, il banalise l'usage d'outils de surveillance, avant que le cadre législatif ne l'entérine. À cet égard, la mise en place d'un système de contrôle toujours plus sophistiqué à Nice est révélatrice d'une tendance à l'irréversibilité de la surveillance (Enquête de Clément Pouré et Clément Le Foll pour Programme B)

L'état d'exception médical du moment, par définition anormal, semble en effet accélérer des dynamiques préexistantes, initiées au nom de la lutte antiterroriste et d'une demande jamais rassasiée de sécurité. C'est particulièrement vrai en matière de surveillance.
Dès les premières heures de l'épidémie, aux quatre coins du monde et dans des régimes politiques de tous types, des États s'en sont remis au pouvoir de la technique pour tenter d'endiguer la progression du virus.

p. 13-14

La virulence de cette situation sanitaire a pris les gouvernements au dépourvu. Bien que rendues attentives de la possible survenue d'une pandémie, les autorités n'avaient souvent que des plans d'action lacunaires et/ou manquaient d'équipements. Pris en défaut face à une menace forcément déconcertante et mal circonscrite, les gouvernements se tournent vers les solutions technologiques. Ces moyens en imposent et remplissent davantage un rôle politique que sanitaire. D'ailleurs le rôle des applications se révèle marginal dans l'établissement des chaînes de transmission. 
Tesquet précise que la France dénigre dans un premier temps les outils de traçage tels qu’utilisés en Chine arguant de leur aspect intrusif. Cette retenue est vite oubliée lorsqu’il apparaît que leur introduction permettrait de mettre en évidence un génie national et de promouvoir des startups.
Cette intrusion technologique est plus problématique lorsque les États demandent à des entreprises clairement engagées auprès de services de renseignements, comme Palantir, d’établir leur stratégie sanitaire, notamment leur plan de vaccination. Ces demandes s’accompagnent de l'acquisition de données médicales sensibles, comme au Royaume-Uni, de manière peu transparente.
L’auteur note que le contrôle des corps est une constante de l’histoire et indique qu’en 1916, par exemple, le New York Times publiait les nom et adresse des poliomyélitiques. S'il lui paraît qu'une telle publication est inimaginable aujourd’hui, à l’ère des réseaux sociaux, il ignore peut-être  que le Department of Justice étasunien publie une liste des délinquants sexuels. Pour certains États, il suffit de donner une adresse pour voir le portrait et les détails des condamnés habitant ou travaillant dans les environs. Russel Banks construit son roman Lointain souvenir de la peau (2011) sur des bêtises d'adolescents que cette liste transforme en stigmates.

Si elle répond à une urgence, celle du diagnostic et du recensement des cas positifs au Covid-19, cette stratégie nécessite une foi collective tant dans la technologie que dans la puissance publique et les entreprises qui la mettent en œuvre. En d'autres termes, il faut emporter l'adhésion de la population : ou la stase du confinement, ou la remise en circulation des corps assortie de mesures de surveillance individuelles.
Alors même que l'état d'urgence technologique met en lumière la fracture entre un État affaibli et ses administrés, la tâche semble herculéenne, pour ne pas dire insurmontable.

p. 80

Texier ne nie pas l'urgence sanitaire. Les épidémies ont souvent conduit à des investigations intrusives pour remonter les chaînes d'infection. Pour lutter contre la tuberculose, des équipes mobiles inspectaient les logements et mettaient en place des mesures strictes pour tenter d'en contenir la propagation. Mais ces dispositifs étaient abandonnés lors du reflux de la maladie. Cet abandon n'est pas acquis avec les moyens technologiques puisque des outils de traçage ont déjà été détournés à des fins d'enquêtes policières.
La crise a aussi révélé une nouvelle fracture dans la digitalisation de la société. Certains ont eu le privilège de poursuivre leur travail de leur domicile, protégés des risques de contamination, alors que d'autres n'ont eu d'autre choix que de s'exposer. Paradoxalement, ce sont ces salariés les plus essentiels qui ont subi les contraintes les plus fortes, certains étant même équipés de bracelets électroniques pour s'assurer qu'ils respectaient les distances réglementaires.

Mais l'état d'urgence technologique possède une propriété dangereuse, qui rend matériellement impossible le retour à la normale tant convoité : en vertu d'un effet cliquet, on peut déjà pronostiquer que certains des dispositifs de contrôle déployés dans un contexte sanitaire exceptionnel vont perdurer. Et, ce faisant, se banaliser. À Singapour, en Israël, au Royaume-Uni ou chez nous, ils ont déjà commencé à prendre leurs aises. Digérés par la machine bureaucratique ou détournés à des fins policières. Qu'il s'agisse du sulfureux Palantir pénétrant le secteur de la santé ou d'applications covidées parties pour durer. En d'autres termes, il ne faut pas attendre de cette dynamique imprévisible qu'elle soit suivie d'un ralentissement, encore moins d'un arrêt complet. Le risque est d'autant plus grand que nos démocraties occidentales sont exponentiellement menacées par l'illibéralisme et l'extrême droite qui, si elle devait accéder aux plus hautes responsabilités, aurait à sa disposition de redoutables armes de contrôle social. 

p. 142

L'auteur ne nie pas les facilités offertes par les technologies mais appelle à la vigilance : une application téléchargée pour recevoir des informations météorologiques est plus conviviale pour l'utilisateur qui active la géolocalisation. Les informations qu'il livre alors sont cependant susceptibles d'être revendues et, croisées avec d'autres informations moins banales, peuvent servir à un profilage intrusif. La pandémie a révélé l'ampleur des infrastructures de surveillance déjà opérationnelles, plus qu'elle n'a accéléré leur développement. Tesquet doute d'un possible retour à un «monde d'avant» dans les interactions sociales. Il souhaite surtout que les outils technologiques utilisés pour contenir la pandémie soient remisés dès qu'elle refluera et ne soient pas détournés pour accroître la société de contrôle. Ce vœu pourrait pourtant ne pas se réaliser tellement la demande de sécurité est prégnant, même si la capacité des technologies à la garantir est pourtant peu probante.

Remise en questions de l'étendue des  possibilités de recherche de l'application de traçage de contacts «SocialPass»
La surveillance banalisée pour Tribu RTS
Comprendre l'économie de la surveillance pour Culture numérique
Site de l'éditeur
@oliviertesquet
Comment NSO a révolutionné l'espionnage Le TempsLe Monde (19.07.2021)