L'heure des prédateurs
Lorsqu'il était conseiller politique du Premier ministre italien Matteo Renzi, Giuliano da Empoli a fréquenté de près les hautes sphères du pouvoir. Une position qui lui a permis d'en observer les rouages et les zones d'ombre. Son érudition et son talent de communicateur font de cet essai un texte passionnant, à défaut d'être réjouissant.
En semant la sidération, le Président américain crée les conditions d'un changement géopolitique majeur, les tenants de l'ordre établi ne pouvant que s'émouvoir de chacune de ses impulsions. La réactivité des réseaux sociaux, au contraire, ravit instantanément les admirateurs de Trump et de ses semblables.Le lendemain de l'élection de Trump, Bukele proclamait sur X : «Quelle que soit votre préférence politique, que vous aimiez ou non ce qui s'est passé, je suis certain que vous ne saisissez pas pleinement la bifurcation de la civilisation humaine qui a commencé hier. »
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Quand une brèche est apparue dans le rideau de fer, à la périphérie de l'URSS. les événements se sont enchaînés jusqu'à l'effondrement du monde soviétique. Le ralliement des patrons de la tech à Donald Trump semble être aussi un point d'inflexion dans l'histoire; assisterons-nous aussi au déclin de l'impérialisme américain ?
En décrivant les sensations corporelles dans les couloirs de l'Assemblée générale de l'ONU, bien différentes de celles éprouvées au sein des vastes palais présidentiels, da Empoli illustre magnifiquement la contrainte que représente le multilatéralisme. Une distance physique réduite qui serait probablement insupportable aux barons de la tech dont on dit souvent qu'ils sont Asperger.
L'auteur nous emmène dans plusieurs plénums qui rassemblent les décideurs du monde entier et nous immerge dans une atmosphère étrange qui a influencé l'évolution du monde. Il met en évidence le point de rupture avec le XXe siècle, conséquence du changement des sociabilités. Les ingénieurs du chaos ayant mis en place les outils de la désinformation, le monde est entré dans la séquence suivante où le chaos est la nouvelle normalité. Ce revirement brutal laisse dans la sidération les tenants de la continuité alors qu'il séduit celles et ceux qui s'estimaient trompés par les élites.
L'essayiste relève cependant que la mainmise des oligarques de la tech n'a été rendue possible que par la complaisance du parti démocrate états-unien. Grâce à une habile utilisation des réseaux sociaux, Obama a accédé à la présidence en 2008. N'ayant pas pu tenir ses promesses, sa réélection en 2012 n'avait rien d'une évidence. Ce n'est que grâce aux capacités des ingénieurs à segmenter l'audience qu'Obama a pu mobiliser assez de voix pour exercer un second mandat.Par mon expérience de scribe aztèque, il est vrai que je suis profondément incompétent en matière d'intelligence artificielle. En revanche, fréquentant la politique, j'ai développé une certaine compétence en matière de stupidité naturelle. Et quand on pense à l'avenir de l'intelligence artificielle, force est d'admettre qu'elle ne va pas que renforcer l'intelligence humaine, elle va aussi renforcer notre stupidité.
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Alors que les démocrates, que da Empoli qualifie de parti des avocats, sont habituellement prompts à fixer des normes, ils ont négligé à réglementer les plateformes. Un oubli qu'il estime préjudiciable en regard de leur importance stratégique. Une insouciance d'autant plus malvenue que leur programme, comme souligné par Mounk, insistait sur des promesses éloignées des préoccupations économiques des électeurs – terrain de prédilection des républicains — et du climat émotionnel attisé par les réseaux autour de la migration.
Ce changement de cap peut préoccuper à une époque où le coût d'une offensive est particulièrement bas – contrairement au prix de la dissuasion nucléaire. L'essai de da Empoli paraît bien étayé, mais ne présente aucune piste pour dompter un chaos dont se délecte les autocrates et qui accroît la fortune des maitres de la tech. Les formules percutantes de l'essayiste pourraient même conforter ceux qui veulent renverser la table au détriment des personnes que ce climat rend anxieux.Selon l'avis même de l'entreprise qui le produit, le dernier modèle de ChatGPT lancé à l'automne 2024 a induit une augmentation significative du risque que l'intelligence artificielle soit utilisée à mauvais escient pour créer des armes chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires. Ce risque est désormais classé au niveau le plus élevé dans le barème établi par l'entreprise, mais cela n'a pas empêché OpenAI de mettre le produit sur le marché, sans qu'aucune autorité réglementaire trouve à y redire.
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Photo de Peter Law sur Unsplash
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Lisbeth Koutchoumoff Arman et Luis Lema pour Le Temps
Giuliano da Empoli : prophète du chaos mondial ? France Culture