«Ennemis mortels»

Le Cour Grandmaison Olivier, “Ennemis mortels” : représentations de l'islam et politiques musulmanes en France à l'époque coloniale. La Découverte, 2019.

L'histoire coloniale de la France et le défi que représente, dès le XIXe s., une forte population musulmane dans l'Empire sont au cœur de l'essai de La Cour Grandmaison. Ce sujet d'étude le confine probablement dans le camp des «islamogauchistes» (voir CNRS). Ce livre permet pourtant de comprendre que le soupçon posé sur les populations musulmanes dans leur ensemble n'est pas conséquence de l'attaque d'islamistes du 11 septembre 2001 sur les États-Unis et des répliques sauvages qui ont suivi et visé les Occidentaux.

Sauvages, les musulmans ? Non, barbares. À la différence du « Noir » qui, réputé sans histoire, sans civilisation et sans religion propre, est relégué au plus bas de la hiérarchie du genre humain, les sectateurs de Mahomet jouissent des unes et des autres. Aussi occupent-ils une position intermédiaire : supérieure au premier mais inférieure à l'Européen, estiment beaucoup de contemporains. Altérisés de façon radicale, c'est-à-dire anéantis en tant que semblables égaux en droit comme en dignité, puis infériorisés, les musulmans se voient imputer une dangerosité polymorphe d'autant plus inquiétante qu'elle affecte, à cause de cela, tous les registres de la vie.

p. 25


La difficulté, inattendue, de la conquête de l'Algérie, territoire du bassin méditerranéen, confère à cette colonie une importance particulière. Sa position centrale, entre la métropole et l'Afrique Occidentale française renforce ce rôle. L'intensité des moyens répressifs et le mépris à l'égard des indigènes qui y ont été constatés sont fondés sur des thèses racistes. Selon l'auteur, les propos d'Ernest Renan qui occupait une position d'autorité ont une influence qui s'observe dans la durée. La Cour Grandmaison insiste sur les multiples références au professeur du Collège de France qui contrastent avec le peu d'impact de ses contradicteurs.

Toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement l’infériorité actuelle des pays musulmans, la décadence des Etats gouvernés par l’islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation. Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique sont frappés de ce qu’a de fatalement borné l’esprit d’un vrai croyant, de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa tête, la rend absolument fermée à la science, incapable de rien apprendre ni de s’ouvrir à aucune idée nouvelle. A partir de son initiation religieuse, vers l’âge de dix ou douze ans, l’enfant musulman, jusque-là quelquefois assez éveillé, devient tout à coup fanatique, plein d’une sotte fierté de posséder ce qu’il croit la vérité absolue, heureux comme d’un privilège de ce qui fait son infériorité. Ce fol orgueil est le vice radical du musulman. L’apparente simplicité de son culte lui inspire un mépris peu justifié pour les autres religions. Persuadé que Dieu donne la fortune et le pouvoir à qui bon lui semble, sans tenir compte de l’instruction ni du mérite personnel, le musulman a le plus profond mépris pour l’instruction, pour la science, pour tout ce qui constitue l’esprit européen.

Ernest Renan
L’islamisme et la science, p. 2-3
Calmann Léyy, Éditeur - 1883
Gallica – BNF

Lors de la prise de contrôle du Maroc, le Général Lyautey a opté pour l'ordre tout en donnant une légitimité aux autorités locales et en honorant les fêtes religieuses, reconnaissant ainsi une légitimité à la pratique musulmane. Le Protectorat n'en reste pas moins un statut de domination. Il s'agit surtout de “ dominer moins pour dominer mieux , sans provoquer de bouleversements majeurs susceptibles de heurter les traditions et les habitudes de la population.” (p. 127)

Enfin, les résistances parfois violentes des Noirs et des Maures ne sont pas dues aux particularités supposées de l'islam - la haine du roumi et le devoir pieux de combattre les « infidèles » – mais à ce fait majeur que « nous ne sommes ni de leur race, ni de leur mentalité, ni de leur sol ». Il s'agit donc de réactions communes de peuplades ou d'ethnies à une invasion étrangère perçue comme une menace pour l'ordre et les sociétés traditionnels établis. À preuve, les mouvements « indigènes » surgissent parfois en des territoires où l'islamisme est faible voire inexistant et, souvent, ce dernier est moins la cause des conflits qu'un « moyen » efficace employé par des chefs de tribus pour mobiliser les membres de celles-ci, et mieux défendre leur indépendance et leurs privilèges.

p. 42
à propos des observations de Maurice Delafosse, 1910

La Grande Guerre puis la Seconde Guerre mondiale dans lesquelles les indigènes se sont impliquer au bénéfice de la France marquent des points d'inflexion dans la politique coloniale. Après le premier conflit certains enrôlés s'établissent en France. Le gouvernement met alors en place des systèmes de contrôle spécifiques en métropole. Par ailleurs quelques mesures administratives dans les colonies sont prises, sans pour autant atteindre à l'égalité promise, loin s'en faut.
L'exercice difficile du mandat de la société des Nations sur la Syrie et le Liban est moins analysé comme conséquence des particularités du contexte moyen-oriental, que comme confirmation de la nature rétrograde de l'islam. Lyautey qui espérait une généralisation de sa politique plus respectueuse à tout le Maghreb doit déchanter.
Ce n'est qu'après la Deuxième Guerre que “les ressortissants des territoires d'outre-mer (Algérie comprise) ont la qualité de citoyen, au même titre que. les nationaux français” (Loi Lamine Guèye) même si leur voix n'a pas encore la même valeur lors des élections.
L'essai de Le Cour Grandmaison est essentiellement focalisé sur les relations avec l'Algérie. Elle est la première conquête, en 1830, qui marque une nouvelle expansion territoriale dans un contexte de rivalité entre nations. En créant trois Départements en Algérie, dès 1848, la République souligne la spécificité symbolique de ce territoire. Il n'est donc pas surprenant qu'il soit particulièrement observé et étudié. Ce qui étonne cependant dans les textes choisis, c'est le manque d'approfondissement de la part de personnalités qui veulent incarner la supériorité de la raison et de la science. La réalisation d'une politique discriminatoire à l'égard de la population musulmane, Fanon parle même d'une politique d'anticivilisation, montre à l'évidence que ces citations représentent l'opinion prépondérante.
L'auteur dénonce une argumentation faussement scientifique pour imposer cette politique de domination dont les effets sont constatés jusqu'aujourd'hui. Ses détracteurs lui contestent une position dogmatique qui ignore les bénéfices de la colonisation.
À cet égard, les considérations sur le comportement sexuel des populations musulmanes est éloquent. La prétendue dissolution des mœurs des hommes et des femmes indigènes est opposé à la grande vertu de l'amour en Europe qui trouve sa concrétisation dans l'harmonie du mariage chrétien. Pourtant les écrits de Maupassant et de Flaubert, notamment, signalent l'existence de ce que nous appelons un tourisme sexuel dont on se demande quel protagoniste est le plus à blâmer. Ces scènes triviales sont révélatrices de l'écart entre la représentation de soi et la réalité. Les tentatives de valider l'altérité intrinsèque de l'indigène par l'étude statistique de la taille de son pénis ou la conformation de ses attributs génitaux illustrent pour le moins le manque d'humilité de ceux qui, se croyant grands esprits, prétendent diriger le monde.

Au-delà de différences indéniables, puisque les Aborigènes d'Australie sont des sauvages tandis que les mahométans jouissent, pour imparfaite qu'elle soit aux yeux des contemporains, d'une civilisation, tous partagent des conceptions assez voisines de l'amour qualifié de sensuel et limité, à cause de cela, à la seule satisfaction des «plaisirs » physiques. Quant aux unions et aux mariages, ils demeurent, chez les uns et les autres, déterminés par des considérations utilitaires avoir une ou plusieurs femmes pour profiter de leur labeur et s'assurer une descendance.
Dans les « pays civilisés », au contraire, la monogamie est la règle, les femmes respectées et l'amour des époux est majoritairement « cérébral », soutient Charles Letourneau [en 1903]. Propre aux « races » et aux civilisations supérieures, cette qualité témoigne des progrès de la raison et de la capacité des individus à se soustraire pour partie à leurs pulsions sexuelles qu'ils parviennent à maîtriser en s'élevant à des sentiments délicats et stables. Ces derniers expliquent la solidité des mariages, dont le ressort est une douce inclination officialisée par l'expression de la volonté libre des individus qui, sans être égaux, forment un couple où les qualités du mari et celles de l'épouse se complètent. De là aussi le respect mutuel éprouvé par l'un et l'autre, et l'importance accordée à la fidélité indispensable à l'existence de familles harmonieuses et durables.

p. 184-185

La colonisation de l'Algérie répondait certainement à des objectifs de politique intérieure. Jules Ferry, un des acteurs de ce processus, était considéré de gauche et son appréciation de l'islam, comme le rappelle cet essai, était méprisante. Aujourd'hui les forces nationalistes qui cachent difficilement leur islamophobie ne manquent pas de relever ces assertions historiques pour souligner l'impossibilité d'assimiler les populations musulmanes. Bien que la mention de race ait été biffée de la Constitution française, les préjugés de Renan imprègnent encore l'inconscient collectif. Ils expliquent peut-être la difficulté à nommer les drames de la Guerre pour l'indépendance de l'Algérie. Le beau roman de Marie-Aimée Lebreton, Jacques et la corvée de bois qui exprime la douleur de l'oppresseur montre peut-être une issue à ce silence qui empêche de dépasser les vraies lignes de fracture de la société.

Ernest Fallot […] entend poser les fondements d'un « programme politique » nouveau susceptible d'être appliqué dans l'ensemble des possessions musulmanes. Pour ce faire, il est nécessaire de s'attaquer aux causes des errements dont les différents gouvernements se sont rendus coupables dans cette dernière colonie. Elles résident, écrit-il, dans la permanence de « fables grossières répandues au Moyen Age» qui ont contribué à forger cette « conviction », partagée par des « publicistes soi-disant informés » et les dirigeants du pays, selon laquelle « l'islamisme [désigne alors l’islam et non un courant politique] est synonyme de fanatisme », d'« intolérance » et d'hostilité aux progrès. Sombre tableau des élites françaises et réquisitoire sévère contre ses responsables qui se fourvoient en terre d'islam parce qu'ils portent sur la religion des autochtones « un jugement sommaire » établi sur des « souvenirs » hérités des « croisades ».

p. 97

Les citations de Le Cour Grandmaison sont redondantes, ce qui  montre bien que leurs auteurs se sont souvent mutuellement référencés. L’auteur souligne que les promoteurs d’une formation conséquente pour les administrateurs de la colonie n’ont pas été entendus au motif que la civilisation musulmane est arriérée. Ce manque de connaissances a joué un rôle négatif dans le contrôle des territoires. Même le poids de la population musulmane dans l’Union française (1946-1958), pas loin d’un tiers des habitants, n’a pas suffi à inverser cette tendance. Ce déni de réalité des profonds changements démographiques dus tant aux inégalités économiques qu’au vieillissement de la population européenne (déjà sensible il y a un siècle) est nuisible à la cohabitation. En mettant à la marge et en dénigrant tout un pan de la société, le système favorise la réalisation de ses craintes : qui conteste l'autorité se range du côté de l'ennemi, parfois dans ses positions les plus extrémistes (Daech). La connaissance mutuelle de civilisations qui s'interpénètrent est la seule voie vers une pacification de la société; cette évolution nécessite toutefois une révolution des représentations.

Site de l'éditeur
Olivier Le Cour Grandmaison, selon l'Observatoire du journalisme
Recension de Sonia Taleb in OpenEditionJournals