L'ombre d'un père

Hein Christoph, L’ombre d’un père, Paris, Points Métailié, 2021.

Mon père a a tellement d'êtres humains sur la conscience. Et maintenant en plus il m'assassine, moi.

p. 355

Dans un langage simple, celui du témoignage oral, Christoph Hein nous fait revivre son expérience de la République démocratique allemande. Konstantin Boggosch vient de prendre sa retraite d'enseignant lorsqu'il reçoit un nouveau rappel de sa filiation. Un père qu'il n'a jamais connu, mort avant même sa naissance, détermine son parcours de vie. Malgré ses tentatives de les ignorer, et une forme d'acceptation de cette réalité, ce poids pèse irrémédiablement.
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L'auteur note en exergue que “les personnages ne sont pas inventés”. Allemand des Länder de l'Est, il a lui-même vécu les contingences d'un système qui n'a eu de cesse de vanter sa pureté en se démarquant du nazisme. Le courrier que Konstantin reçoit de l'administration fiscale l'oblige à révéler à sa femme son nom de naissance celui du criminel de guerre Müller. Une telle tache dans sa biographie ne pardonnait pas en DDR : études et débouchés professionnels étaient limités à ces traitres en puissance. Même leur accès au parti était considéré avec méfiance. Fils de pasteur lui-même, Hein s'est vu refuser des études en Allemagne de l'Est ; avant l'érection du mur en 1961, il a néanmoins pu débuter le lycée à Berlin-Ouest.
Le parcours de Konstantin s'oppose radicalement à celui de son frère aîné Gunthard qui entend réparer le discrédit porté sur leur père. Hein force parfois le trait en différenciant les frères Boggosch de manière manichéenne. Les destinées de Konstantin et de Gunthard mettent en évidence le décalage entre le discours et l'action. Le premier paraît accepter la culpabilité du père alors que le second la rejette comme un mensonge décrété par l'État communiste. Konstantin trace une voie personnelle dans les libertés que lui laissent le système, cherchant à privilégier les valeurs humanistes à ses ambitions. Son aîné accepte toutes les compromissions pour venger son père ; se faisant il reproduit le schéma paternel de soumission à un système prétendument à l'opposé du nazisme.

On peut tuer les gens par le travail ou les laisser mourir de faim. Mais aujourd'hui personne ne veut plus s'en souvenir. Personne au village, pas plus qu'à Brême ou à Hambourg. J'ai cherché, il y a trois ans, des archives de l'histoire du camp. Chez le maire, il n'y avait rien, absolument rien, pas d'archives, me dit-il. Quand je lui demandai comment les documents avaient pu disparaître, il répondit en souriant : Dommages de guerre. Et personne, pas même ceux qui vivent ici depuis toujours, n'était disposé à parler.

p. 138

En développant les transitions liées à la réunification, Hein suggère que l'Ouest n'avait rien à envier aux scléroses de la DDR. Le discours de prise de fonction du directeur du lycée, dûment agréé par le Ministère, un laïus jargonnant à souhait, éclaire particulièrement la prétention à la supériorité de toutes les idéologies.
En amenant le récit de Konstantin Boggosch, les mémoires d'un vieil homme, l'auteur rappelle le processus de la construction d'un récit de vie. Chaque acteur va taire ce qui est trop dérangeant et accommoder les échecs pour qu'ils permettent la survie. Les événements extérieurs, parfois la mémoire collective, vont certes contribuer à modeler ce récit pour l'inscrire dans un ensemble plus vaste. En présentant la vie de son narrateur avec une certaine banalité, Christoph Hein donne à son roman une hauteur. Les événements subis par la population est-allemande n'étaient pas anodins et la passivité qui lui est parfois reprochée était un pilier de sa survie. Les actes de résistance de Konstantin, comme ceux des lycéens de la Révolution silencieuse, font preuve d'une force de caractère qui a été moteur de la Wendung. Une action certainement plus respectable que celle de tous les Dupond de France et de leurs homologues rescapés du nazisme qui ont fait croire à leur engagement résistant par opportunisme.

Ingénieur dans l'ancienne entreprise de notre père, pour ainsi dire dans ma propriété, sur mes propres terres, ça aurait de la gueule. Voilà pourquoi trois jours après avoir commencé à travailler j'ai déposé ma demande pour devenir membre du parti, et ça a beaucoup plu. Un jeune camarade qui, dix jours après la construction du mur, veut entrer au parti, ce n'est pas courant, ça ne s'est encore jamais passé ici, ça me vaut des points.

p. 281



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«Glückskind mit Vater» von Christoph Hein SRF