Les enfants de la Volga

Iakhina Gouzel. Les enfants de la Volga. Les Éditions Noir sur Blanc, 2021

La Volga dans l'Oblast de Saratov – wikimedia


Au début, le guide des peuples n'avait pas compris toute la gravité de cette aide humanitaire. Les choses allaient plutôt bien sur la Volga – la vitrine du socialisme soigneusement installée pour l'opinion publique internationale brillait de tous ses succès et de toutes ces réalisations: c’est en République soviétique allemande que le pays avait accompli sa première collectivisation totale; c'est là que le premier tracteur d'URSS avait été produit en série (il est vrai que le « Nain » avait été retiré de la production, mais cela ne l'avait pas empêché d'entrer dans l'Histoire).

p. 417

Plus grand fleuve européen, la Volga occupe dans l'imaginaire russe une place à la mesure de son importance économique. Dans le roman de Gouzen lakhina, entre le conte et le récit fantastique, elle fait le lien entre un univers intemporel et les aléas de l’histoire. Au cœur du roman, la communauté allemande qui a colonisé la région de Saratov à l'invitation de Catherine II, à partir de 1763, et son destin pendant l'entre-deux guerres.

Ce furent sans doute ses années les plus heureuses. Les pommiers donnaient des pommes. La Volga se figeait dans les glaces, puis reprenait son cours tranquille vers la Caspienne. Les vents se promenaient sur les toits : lourds en hiver, chargés de neige et de grumeaux glacés, bondissants au printemps, gorgés d'humidité et d'électricité céleste, ralentis en été, secs, traînant avec eux poussière et graines de stipes.Quelque part au loin, la vie continuait. Quelque chose se passait – à Gnadenthal, à Pokrowsk, sur toute la Volga –, mais les échos de cette vie n'arrivaient pas jusqu'à la ferme isolée : comme Bach l'avait rêvé, la ferme était comme un grand bateau au milieu de l'océan, qui n'avait plus besoin des rivages.

p. 399

En utilisant un genre fantastique, l’autrice peut se permettre des métaphores pour exprimer la tragédie de ces descendants de colons devenus pur enjeu stratégique. En déclarant en 1924 la République socialiste soviétique autonome des Allemands de la Volga, Lénine envisage un essor du socialisme en Allemagne. Cette brève période d'autonomie prendra fin avec l'invasion de l'URSS par les troupes du Reich et la déportation des habitants en Sibérie et en Asie centrale, un déplacement que subirent d'autres peuples de Russie sous l'ère stalinienne.
lakhina situe son récit à Gnadenthal, Val-de-Grâce en quelque sorte, sur la rive gauche de la Volga où étaient établis les colons. Elle attribue des patronymes d'Allemands célèbres à ces modestes habitants qui vivent pour l’essentiel de la terre et qui subissent les avanies de la politique révolutionnaire : collectivisation, famines et excès de l'agitprop.
L'instituteur Bach est invité par un curieux habitant de la rive opposée, Grimm, à devenir précepteur de sa fille Klara. Lorsqu'il disparaît mystérieusement, Bach s'installe sur le promontoire face à Gnadenthal et devient observateur privilégié des mutations et gardien des traditions. Cet attachement à l'héritage culturel sera exacerbé lorsque le Schulmeister devra prendre en charge l'éducation d'Anntche, le fille de Klara. Même s'il peut croire un temps que sa connaissance de l'ancien monde lui permet de le restituer, il devra déchanter et assister à son effondrement.

Ses raquettes à neige semblaient avancer toutes seules sur les congères, et Bach regardait Gnadenthal se rapprocher. La colonie, pendue au ciel par la pointe noire du clocher, s’étendait tout entière devant lui, de la première à la dernière maison. Les bâtisses étaient sombres, plongées dans le sommeil. Les étables et les jardins dormaient tout autant : seules des colonnes de fumée bleue sortaient des cheminées, penchaient légèrement et partaient quelque part sur la droite, comme le reflet oblique d'un miroir déformant. Ce tableau nocturne était bien celui de toujours, hormis qu'il y avait moins de cheminées fumantes que d'habitude : étonnamment, toutes les maisons ne chauffaient pas.

p. 98


L’écriture d'lakhina met en évidence l'attachement de cette population à son travail terrien et son éloignement des considérations politiques, a fortiori révolutionnaires. Dans le contexte d'une pensée animiste, la Volga prend une importance toute particulière : elle est le pont qui lie Bach à la communauté tout autant que le barrage qui le protège des soubresauts de l'histoire.
Le détachement des faits n'empêche pas l'autrice de décrire la tragédie des populations entrainées dans la misère pour satisfaire à des considérations stratégiques supérieures.

Bach, qui n'avait pas de calendrier, et qui avait pris l'habitude de mesurer les années à la succession de la chaleur et du froid, des neiges et de l'herbe, avait perdu le compte du temps. Les gens aussi : à Gnadenthal, à Pokrowsk, sur toute la Volga. Noël arriva (on continuait de le fêter secrètement dans les colonies). Puis – l'anniversaire de l'Armée rouge. La Journée internationale de la femme. Vint le printemps. Mais c'était toujours novembre, qui se prolongeait indéfiniment.
Les laboureurs-poissons et les laboureurs-souris sortirent dans la steppe détrempée de pluie. Leurs tracteurs, malades depuis longtemps, couverts de rouille, restaient bloqués dans la boue, et n'en bougeaient plus, malgré les efforts des mécaniciens. Et bientôt, la steppe se couvrit de tracteurs morts, comme autrefois de meules de foin.

p. 452




Site de l'éditeur
Annick Morard pour Le Temps
Geneviève Bridel pour la RTS

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