Soleil noir du paroxysme

Ingrao Christian. Le Soleil noir du paroxysme : nazisme, violence de guerre, temps présent. Odile Jacob, 2021.

Spécialiste reconnu de la violence nazie, Christian Ingrao interroge l'interaction de l'histoire avec notre présent. Cette science elle-même évolue avec de nouveaux moyens pour exploiter les sources et des analyses davantage orientées vers la sociologie que sur une lecture événementielle.

[…] le nazisme, tel qu'intériorisé par ces militants, se révéla être aussi une promesse : celle de l'avènement, dans le cadre d'un Lebensraum conquis à à l'Est, d'un empire millénaire dotée d'une société harmonieuse, la Volksgemeinschaft, société de la bienveillance, de l'abondance frugale et de la fraternité. Le nazisme, ainsi, générait de la ferveur, de l'attente, constituait une promesse dont il fallait faire advenir la réalisation.

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Cet essai semble aussi être une réflexion plus personnelle sur l'impact du sujet d'étude sur l'auteur et les perspectives qui s'ouvrent à lui au seuil de la cinquantaine.

Cette double approche en fait davantage une étude de la production historique qu'une histoire de la violence. Toutefois Ingrao rappelle la manière dont la violence nazie a été rendue possible et comment ses exécuteurs ont pu la supporter.
Lorsqu'il a écrit cet essai la violence paroxystique était incarnée par les scènes d'attentats terroristes. Depuis l'Ukraine est devenue le terrain d'affrontement de deux conceptions antagonistes de la société. La propagande se déchaine pour légitimer l'extrême violence de la guerre. La rhétorique qui justifie le conflit par une dénazification nécessaire de l'Ukraine nous ramène précisément aux mécanismes de désinhibition de la violence. Ce que nous apprend Ingrao, c'est la perversité de la propagande qui se diffuse dans la société jusqu'à provoquer un point de non retour. L'utilisation d'un lexique en apparence anodin qui déshumanise dans le but d'effacer.

Les diverses populations se classaient ainsi sur une échelle qui irait du Sauvage au Familier en passant par le Domestique, aux yeux des Allemands : tout au bout de la Sauvagerie, les partisans biélorusses, vus comme le plus noir des gibiers, d'une férocité et d'une dangerosité fondamentales, étaient dotés aussi des vertus intrinsèques du monde sauvage : courage et savoirs innés de la vie sylvestre. À trop goûter de ces vertus, d'ailleurs, les braconniers eux-mêmes en participaient et se voyaient décrits comme des sauvages et des cruels dans la Cité nazie, des sauvages qu'il fallait contenir aux marges.
En second lieu, soumises à des processus de domestication plus ou moins poussés, les populations civiles ne comptent que par leur force de travail et de reproduction. Le plus poussé d'entre ces processus est celui subi par les populations juives parquées, marquées et mises au travail dans des camps. Mais, à un degré moindre et avec des destinées un peu moins funestes, le même raisonnement vaut pour les civils biélorusses.
Ces populations sont soumises à des traitements reflétant ce type de domination : mise à mort en masse, gestuelles de cruauté passant par le marquage des corps, vente ou achat d'individus, procédures de viols collectifs fondant la supériorité – y compris la supériorité raciale.

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Une théorie bien établie peut être remise en questions par de nouvelles sources. Les bouleversements de l'Europe, au début des années 1990, ont ouvert l'accès à un nombre considérable de documents. La publication d'archives liées à un contexte local a permis de saisir «les considérations logistiques, économiques, sanitaires et raciales qui permettent de comprendre les marges de manœuvre et les négociations locales qui président aux brusques inflexions des politiques à l'échelle de la ville, de la province ou de la région. (p. 74)». Ce point de vue n'annihile pas les principes théoriques précédemment établis, ils en permettent une nouvelle lecture. On complète le champ événementiel très formel qui date et situe par une approche moins précise qui nomme et identifie. L'auteur conclut que ces deux approches, à l'exemple des physiques newtonienne et quantique, ne semblent pas décrire la même réalité. Il explique par cette disparité la difficulté pour les autorités soviétiques de comprendre la stratégie nazie. Cette même différence de point de vue, l'écart entre le discours et l'observation du terrain, nous rend incompréhensible la guerre russo-ukrainienne.
Ingrao présente une autre facette de l'histoire les attentats terroristes, ceux de novembre 2015 en particulier, qui restent présents dans notre actualité avec le grand procès en cours. L'Institut d'histoire du temps présent, auquel il participe, revendique une histoire ancrée sur les événements actuels et leur impact sociologique et psychologique sur les contemporains. Il montre notamment l'apport de la médecine de guerre qui a permis de mettre en place un certain nombre de stratégies pour sauver le plus grand nombre de vies. Ces contributions permettent l'amélioration des plans d'intervention dans les situations exceptionnelles et dans la nuit du vendredi 13 novembre, ils ont aidé à limiter l'impact de la terreur.
Le statut hybride et le ton parfois pédant en font un ouvrage à destination d'un public restreint. On peut le regretter car en insistant sur la variété des approches, il montre en quoi il est nécessaire d'être vigilant à la complexité du monde pour en comprendre les pièges.

La position de l'historien – Programme B
Page personnelle de l'auteur au Centre d'études sociologiques et politiques Raymond Aron
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