Structures des sociétés humaines

Lahire Bernard. Les structures fondamentales des sociétés humaines. La Découverte, 2023.

Pour résumer mon propos […] je pourrais dire que les sciences sociales produisent de très nombreux travaux relevant de la « recherche minutieuse », mais peinent à produire des « principes généraux » et, pire encore, rejettent souvent l'idée selon laquelle des « principes généraux » pourraient être formulés. Les chercheurs en sciences sociales sont comme des promeneurs qui découvrent et décrivent les caractéristiques des paysages à travers leurs pérégrinations sur le terrain, mais qui ne possèdent ni carte (ou vision d'ensemble) ni boussole leur permettant de se repérer et de s'orienter.
Une partie d'entre eux prétendent même que voyager à l'aveugle suffit amplement à leur bonheur, tandis que d'autres ajoutent que la carte et la boussole ne sont que des chimères auxquelles ne croient que quelques illuminés.

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Pour le parodier, je comparerai Lahire à un randonneur soucieux qui a écumé librairies et bibliothèques à la recherche de toute la littérature se rapportant à sa destination, puis a décrit les limites de chacun des documents trouvés; tellement concentré sur ses papiers il en aurait oublié de regarder le paysage.

Un constat certes dépréciatif, qui concerne davantage la forme que le fond de son volumineux ouvrage. À force d'exhaustivité, certaines tournures deviennent pédantes et même indigestes.
Ceci dit, l'essai de Bernard Lahire pose des questions fondamentales et, sans nier la réalité d'une construction sociale, cherche à mettre la nature humaine au centre de la réflexion. En faisant abstraction de l'évolution – pour faire bref, du darwinisme et du mutationnisme – les sociologues auraient une vue que l'auteur qualifie de théologique de l'Homme : un être créé ex nihilo. Une conception qui donne alors libre cours à toutes les croyances et rend difficile une véritable amélioration sociale.
Charles Darwin singe (1871)

Caricature de Charles Darwin dans le Hornet en 1871


En identifiant dans « l'animalité de l'homme » l'origine de problèmes sociaux constatés dans l'ensemble des sociétés humaines, on pourrait sombrer dans le naturalisme et réduire toute injustice à un donné primordial. Lahire envisage plutôt une autre voie qui nécessite de tenir compte des antécédents de l'espèce pour accompagner l'évolution sociale. En relevant la constante de la domination des anciennes générations sur les jeunes – et même des aînés sur les cadets – ou l'intrigante mondialité de la domination masculine, l'auteur ne conteste pas les conséquences problématiques de cette persistance dans nos sociétés contemporaines. Il essaie plutôt d'articuler le bénéfice global pour la perpétuation et l'amélioration de l'espèce Homo sapiens et la limitation qui en découle.
Si l'être humain partage avec de nombreuses espèces des capacités sociales – voire même la vie en grande sociétés – il est le seul à avoir accumulé suffisamment de capital culturel pour influer sur son évolution. Cette singularité renforce la nécessité de chaque petit de la femme et de l'homme de s'appuyer sur une société d'adultes – au centre de laquelle, la mère et, dans une moindre mesure, le père – pour se développer et devenir à son tour adulte. Plus il acquiert de compétences, plus l'alimentation, les soins et la formation nécessitent de temps (et donc d'énergie et de moyens financiers).

[La] situation est homologue à celle de l'enfant dépendant de ses parents. La religion (au sens large du terme) repose donc sur la situation objective de dépendance (et la disposition à la dépendance qui en découle) qui caractérise la condition humaine dès la naissance et se poursuit durant l'enfance et l'adolescence. Le manque d'autonomie, la vulnérabilité, l'impuissance et la dépendance absolue, caractéristiques du bébé ou de l'enfant humain, sont ce qui conditionne la remise de soi à d'autres plus puissants que soi, réels ou fictifs : parents, puis autorités institutionnelles, leaders, idoles, chefs de secte, guides spirituels ou gourous, forces spirituelles, esprits ou dieux.

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L'extrême dénuement et la vulnérabilité du nourrisson créent de fait sa totale dépendance à l'adulte. Cette domination engendre de la frustration, mais incline aussi l'enfant à montrer respect, amour et confiance envers celles et ceux qui l'ont précédé. De cet état naît aussi une capacité particulière d'empathie qui a permis à l'être humain d'atteindre le stade de développement que l'on connaît.
La distribution des tâches en fonction du genre était très compréhensible au temps des chasseurs-cueilleurs quand la femme devait être présente pour nourrir ses enfants : un lien qui la retenait au foyer. Cette nécessité n'explique pourtant pas la prééminence masculine, même dans les sociétés matrilinéaires. Les possibilités offertes aux familles de contrôler les naissances, d'avoir recours au lait artificiel permettent d'infléchir cette domination. Aujourd'hui encore, ces ouvertures ne sont accessibles qu'à des privilégié·e·s. Ce n'est qu'en généralisant des conditions favorables à l'émancipation que les conséquences funestes de la domination masculine seront restreintes. Selon Lahire, ce n'est qu'en ayant une compréhension en profondeur des iniquités que l'on pourra les réduire. Cette tâche n'est pas une utopie si l'on songe au renversement que les technologies sont en train d'opérer en permettant aux jeunes générations de compenser leur manque d'expérience par la flexibilité qui leur en assure une plus grande maîtrise.

Site de l'éditeur
Interview de l'auteur, Tribu - RTS
Les midis de culture
Mark Hunyadi pour Le Temps