Retour à Lemberg

Sands Philippe, Retour à Lemberg, Albin Michel, 2017.

Avocat spécialiste en droit international, Philippe Sands mène de front une carrière de pratricien et de professeur. Son intervention à l'Université de Lviv serait le déclencheur de cette enquête qui nous mène du démembrement de l'Empire austro-hongrois au Tribunal de Nuremberg en 1946.

Ce voyage professionnel à Lviv permet à Sands de retrouver les terres de son grand-père maternel Leon. Un environnement qu'ont également connu Raphael Lemkin (1900-1959) et Hersch Lauterpacht (1897-1960), deux juristes dont les travaux ont influencé le Tribunal de Nuremberg et le droit pénal international.
L'auteur a accumulé preuves et indices des déplacements de ces trois protagonistes qui ont pu, au contraire d'un grand nombre de leurs coreligionnaires de Galicie, échapper au plan d'extermination des nazis. Des opérations dont le Gouverneur général de Pologne, Hans Frank, a été un exécuteur zélé. Un acharnement qui lui a valu d'être jugé et condamné à Nuremberg.
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Même si Lauterpacht et Lemkin ont eu certains professeurs en commun à Lemberg, ils ne partagent pas les mêmes vues sur la poursuite des meurtres de masse. Le premier préfère la notion de crime contre l'humanité qui fait primer l'atteinte à l'individu sur son appartenance à une communauté alors que le second, en utilisant le néologisme de génocide, accorde la prééminence au groupe.
Ces subtilités juridiques ont été particulièrement importantes lors du jugement des criminels de guerre nazis alors que le droit international s'écrivait. Philippe Sands évoque quelques questions concrètes : le Tribunal était-il compétent pour les agissements précédant la déclaration de guerre, en septembre 1939 ? les Etats ont-ils le droit de (mal)traiter impunément les minorités sous leur juridiction ?

Un mois plus tard, [en juin 1919,] le Traité de Versailles fut signé. L'article 93 exigeait la ratification d'un second traité par la Pologne visant à protéger les «habitants» différents de la majorité de la population en termes de race, de langue ou de religion. Les Alliés étaient autorisés à « protéger » ces minorités, une humiliation supplémentaire aux yeux des Polonais, car des obligations asymétriques leur étaient imposées: certains groupes bénéficiaient de droits, mais pas tous; quant aux puissances victorieuses, elles échappaient aux mêmes obligations au regard de leurs propres minorités.

p. 111

Ces questions étaient particulièrement importantes pour la population de Lemberg qui, suite à la dissolution de l'Empire austro-hongrois, a été gouvernée successivement par plusieurs États : les nouvelles juridictions sont particulièrement réticentes à attribuer la nationalité aux résidents juifs.
La situation de "la ville aux lions" à la marge de deux empires explique le passage d'une aire d'influence à l'autre. Elle révèle surtout l'absurdité intrinsèque de la frontière. L'analyse de la composition de la population au fil du temps en montre les conséquences concrètes pour les habitants.
Les anecdotes mises à jour au cours d'une enquête minutieuse n'ont qu'un interêt limité. Elles ramènent toutefois à une certaine banalité de l'existence qui tranche avec des concepts relatifs à la dignité humaine. Certaines de ses découvertes sont plus troublantes, comme le transfert échelonné de Vienne à Paris des grands-parents de Sands ; expliquent-elles le silence pesant relatif à cette époque ?
La migration a modelé le discours des déplacés et, a fortiori, de leurs survivants. Les positions divergentes de Lemkin et de Lauterpacht s'expliquent notamment par leur parcours académique après leurs études à Lemberg.
Cet impact de l'histoire sur les parcours individuels, Sands a cherché à le mettre en évidence en recueillant des témoignages concernant les protagonistes. Il constate ainsi des divergences profondes entre le fils de Hans Frank, affecté par l'implication de son père dans les meurtres de masse, et celui du gouverneur de Cracovie, Otto von Wächter, reconnaissant, au contraire, que des néo-nazis Ukrainiens honorent encore, en 2014, les morts de la Division Galicie.
En formulant des hypothèses sur l'orientation homosexuelle de certaines figures de son essai, il rappelle aussi que nous ne sommes pas réductibles à une caractéristique. Bien que des homosexuels aient été tués par les nazis en raison de leur orientation, cette discrimination n'a pas été retenue dans les charges de la justice internationale.

« Le national-socialisme a abandonné le faux principe de l'humanité », proclama [Frank] d'une voix stridente, et s'opposera à tous les comportements « excessivement humains ». Des peines adaptées étaient en cours de préparation, elles sanctionneraient les violations du devoir de loyauté envers la communauté. Les nazis feraient « la guerre au crime pour tous les temps ».

p. 268

En centrant son enquête sur quelques personnes bien identifiées, Sands montre une réticence à l'accusation de génocide, trop globalisante à son gré et trop clivante puisqu'elle réduit la personne à un critère discriminant. Il préfère une approche qui valorise l'humanité de chaque individu en lui reconnaissant sa complexité.
Depuis la conférence de Sands à Lviv, en automne 2010, à la publication de cet East West Street en 2016, les tensions de l'Ukraine avec le voisin russe se sont accrues. L'annexion de la Crimée en 2014 comme l'émergence des Républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk marquent aussi l'opposition entre un modèle sociétal libéral et la prééminence de l'appartenance au groupe. Cette tension ne se limite pas à l'affrontement idéologique entre blocs, mais s'observe également dans les démocraties occidentales où certain·e·s aimeraient que les minorités se dissolvent dans le courant dominant et se taisent. L'enquête de Sands se révèle passionnante parce qu'elle illustre les ressorts et les contradictions de ses tensions.

Notice biographique UCL
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Salomé Kiner pour Le Temps

La ville de Lviv occupe une place importante dans cette histoire. Située à la périphérie orientale de l'Empire austro-hongrois, elle était généralement connue au XIXe siècle sous le nom de Lemberg. Peu de temps après la Première Guerre mondiale, elle fut incorporée à la nouvelle Pologne indépendante et devint Lwów; occupée par les Soviétiques, au début de la Seconde Guerre mondiale, on l'appela Lvov. Les Allemands envahirent la ville de manière inattendue en juillet 1941 et en firent la capitale du Distrikt Galizien au sein du Gouvernement général ; Lvov redevint Lemberg. Ukrainienne après la victoire de l'Armée rouge sur les Nazis a l'été de 1944, elle prit le nom, communément retenu aujourd'hui, de Lviv.
Lemberg, Lviv, Lvov et Lwów désignent la même ville. Le nom a changé, ainsi que la composition et la nationalité de ses habitants, mais le lieu et ses bâtiments n'ont pas bougé, même si la ville a changé huit fois de mains entre 1914 et 1945. La manière de nommer la ville dans ce livre a soulevé un certain nombre de difficultés, j'ai donc adopté le nom utilisé par ceux qui contrôlaient la ville au moment où j'en parle.

Note initiale