La plus secrète mémoire des hommes

Sarr Mohamed Mbougar. La plus secrète mémoire des hommes. Paris, Philippe Rey et Dakar, Jimsaan 2021.

Un grand roman épique qui interroge la place que les lettres françaises fait à la littérature africaine, tel est le défi relevé par Mohamed Mbougar Sarr, jeune auteur sénégalais.
Le narrateur Diégane Latyr Faye, lui-même écrivain en devenir, retrouve à Paris, après plusieurs tentatives la trace d'un roman ensorcelant Le labyrinthe de l'inhumain d'un auteur rapidement perdu de vue. Une notice dans un Précis des littératures nègres auquel est souvent réduite la littérature ultramarine avait déjà attiré son attention de lycéen sur ce mystérieux T. C. Elimane.
Il se voit même confier un précieux exemplaire par une écrivaine soixantenaire, Siga D., l'Araignée-mère qui l'a devancé dans cette quête.

Ce Musimbwa, disais-je, n'est qu'une mode, et à force d'être dans l'air du temps il finira enrhumé, comme tant d'autres que l'époque avait fini par moucher après l'encensement sacramentel. Je n'avais évidemment pas encore lu une seule phrase de lui à ce moment-là. Il m'avait suffi de le faire pour passer de la jalousie à l'envie, puis de l'envie à l'admiration, et l'admiration muait parfois en désespoir absolu devant la certitude que je n'aurais jamais son talent. Je le tiens sans conteste pour notre primus inter pares, le meilleur de notre génération.

p. 51-52


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Le récit mêle les recherches de Diégane, celles de l'Araignée-mère, diverses correspondances et critiques littéraires, d'autres mémoires. Les narrateurs se succèdent pour nous mener, sur les pas d'Elimane, du Sénégal en France puis en Argentine. Aux détours géographiques se superpose une perspective temporelle qui permet de traiter des relations complexes entre la métropole et les colonies au cours du siècle écoulé.

L'exilé est obsédé par la séparation géographique, l'éloignement dans l'espace. C'est pourtant le temps qui fonde l'essentiel de sa solitude; et il accuse les kilomètres alors que ce sont les jours qui le tuent. J'aurais pu supporter d'être à des milliards de bornes du visage parental si j'avais eu la certitude que le temps glisserait sur lui sans lui nuire. Mais c'est impossible; il faut que les rides se creusent, que la vue baisse, que la mémoire flanche, que des maladies menacent.
Comment raccorder nos vies ? Par l'écriture ? Récit, écrit : j'invoque la gémellité, l'anagramme absolue de ces vocables où s'incarne la puissance présumée de la parole. Sauront-ils réduire notre éloignement intérieur ? Pour l'heure, la distance se creuse, indifférente au verbe et à ses sortilèges.

p. 69-70

En filigrane de ce texte, Sarr aborde la place de la littérature africaine dans les lettres françaises. Avec une certaine ironie, puisque lui aussi écrit de France. Il imagine que Le labyrinthe de l'inhumain a été considéré pour l'attribution du Goncourt en 1938 et les objections qui auraient été soulevées. Des discussions similaires ont probablement eu lieu lorsque son roman a été désigné lauréat de ce prix convoité en 2021.
L'œuvre est-elle réductible à la couleur de peau de son auteur ? Le sort fait à son dédicataire Yambo Ouologuem, auteur d'un roman contesté en 1968, prouve que cette interrogation n'est pas dénuée de fondement.
La dimension épique du roman tient aux mystères qui entourent Elimane et aux liens qui le rappellent dans son village ancestral. Par cette trame l'écrivain exotise-t-il le pays natal ou exploite-t-il une part essentielle de son africanité ? À quel public Sarr s'adresse-t-il par son œuvre ?
L'auteur joue avec ce questionnement puisque le roman d'Elimane était lui-même l'aboutissement de sa quête du père disparu avec des milliers de tirailleurs dans l'anonymat des tranchées de la Première guerre mondiale. Et lorsqu'il a envoyé son livre après un long silence, sa famille analphabète l'a reçu avec mépris. Aujourd'hui Sarr a choisi de coéditer son roman à Dakar.

Un écrivain qui s'estime incompris, mal lu, humilié, commenté par un prisme autre que littéraire, réduit à une peau, une origine, une religion, une identité, et qui se met à tuer les mauvais critiques de son livre par vengeance : c'est une pure comédie.
Est-ce que les choses ont changé aujourd'hui ? Est-ce qu'on parle de littérature, de valeur esthétique, ou est-ce qu'on parle des gens, de leur bronzage, de leur voix, de leur âge, de leurs cheveux, de leur chien, des poils de leur chatte, de la décoration de leur maison, de la couleur de leur veste ? Est-ce qu'on parle de l'écriture ou de l'identité, du style ou des écrans médiatiques qui dispensent d'en avoir un, de la création littéraire ou du sensationnalisme de la personnalité ?

p. 307




Salomé Kiner pour la RTS
Isabelle Rüf pour Le Temps
Site de l'éditeur
Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem