1619
À la croisée entre les sciences sociales et la littérature, l'Histoire a une portée symbolique essentielle dans la construction de l'identité nationale. Les faits sont généralement plus cruels que le récit qu'on souhaite se faire de son passé. On préfère taire certaines vérités – mais n'est-ce pas aussi le cas à l'échelle individuelle – quitte à répéter les mêmes erreurs. Aiguillonnée par les États-Unis, la Suisse a ouvert ses archives bancaires pour clarifier sa politique avec le Troisième Reich. Malgré les moyens considérables engagés pour éclairer ces zones d'ombre, certains faits restent cachés et les résultats plutôt confidentiels. En France, on observe également une grande résistance à discuter les dossiers contestés ; le plus sensible étant probablement celui de l'Algérie.
Ces résistants du récit combattaient frontalement l'une des plus radicales ambitions des nazis : effacer l'histoire et le mémoire du peuple juif en brûlant et en détruisant les papiers d'identité et les archives des victimes, et effacer jusqu'à l'existence du crime qui les avait éradiqués par la pratique (impossible, en réalité) du secret, ainsi que par la destruction des lieux du crime. Un négationniste, aujourd'hui, est un nazi victorieux.
Johann Chapoutot, Le grand récit, p.325
1619, débarquement de 20 et quelques Noirs du White Lion à Jamestown, Virginie
En se focalisant sur 1619, Virginie Adane, montre toute la complexité du débat dans le contexte étasunien.
Plus qu'un récit des origines, il faudrait envisager 1619 comme une date « épaisse », où un jeu de basculements et de seuils dit un monde reconfiguré, à la faveur des circulations humaines et des prémices de nouveaux rapports de force.
p. 81
1620, débarquement des « pères pèlerins » du Mayflower à Plymouth, Massachusetts

Le slogan MAGA, Make America Great Again, essaime, repris par les plus nationalistes pour vanter la superiorité supposée de leur peuple. Dans ces tentatives, le récit national est souvent confisqué dans une interprétation unilatérale. S'agissant des Etats-Unis, un pays qui a été construit par les populations qui s'y sont agrégées, ce discours ne peut qu'être multiple. L'Amérique notre histoire, compte-rendu d'entretiens avec Russel Banks, développait cette complexité.
Virginie Adane, par le choix de ce millésime symbolique, 1619, analyse la construction de l'histoire en croisant interprétation présente et faits. Sa recherche éclaire l'obsession des autocrates à écarter toutes les pages sombres de l'histoire au mépris des populations lésées. En refusant la nuance, ces polémiques empêchent tout consensus et tendent à faire perdurer les contentieux.
La promotion de 1619, arrivée des First Africans, à Point Comfort en Virginie est un geste éminemment politique; les réactions qu'elle suscite expriment toutefois le déni des inégalités subies en suite de l'esclavagisme.
L'établissement d'un système esclavagiste racialisé a ainsi été progressif et a accompagné le développement d'une économie et d'une société de plantation. Ces lois, bâties sur le droit coutumier anglais, entérinent un état de fait et cadrent de potentielles transgressions à ce qui était acté dans la pratique. Elles installent également un fonctionnement racialisé de la société en proscrivant les unions mixtes et en interdisant aux Noirs de posséder des biens, de porter des armes ou de voyager sans autorisation écrite.
p. 75-76
L'opposition de ce débarquement de «20 et quelques nègres», événement somme toute fortuit, à l'arrivée, quelques mois plus tard, de dissidents religieux européens à la recherche d'une terre d'accueil révèle finalement deux faces de la reconfiguration du monde européen vers une première mondialisation.
L'arrivée d'individus africains dans la colonie anglaise de Virginie en 1619 est due aux circonstances. En suite des guerres en Europe, l'Angleterre, les Provinces-Unies, voire la France, veulent aussi participer aux échanges commerciaux dans lesquels Portugais et Espagnols étaient tout-puissants. Ces captifs africains ont été saisis par deux navires corsaires, le White Lion et le Treasurer, à bord du négrier São Joâo Bautista qui faisait route de Luanda à Veracruz en Nouvelle-Espagne.
Faire de ce non-évènement de 1619 l'origine de l'esclavage aux Etats-Unis est une distorsion des faits. Le récit sudiste de la Guerre de Sécession et la place des figures confédérées dans l'espace public sont une autre imposture puisqu'ils cherchent à gommer la réalité de l'esclavage et de ses conséquences sociales.
La mise en contexte de ce débat éclaire l'acharnement des conservateurs contre l'«idéologie woke» et les discours jugés trop identitaires. Elle dit aussi leurs contradictions au sujet d'une liberté d'expression sanctifiée pour autant qu'elle transmette leur seule opinion. Elle interroge surtout le rôle de l'histoire dans une époque que l'on pressent «épaisse», avec la succession d'événements qui préfigurent une inflexion de la marche du monde.
Le site de l'éditeur
Site du New York Tines : The 1619 Project
… et un projet concurrent 1776