No Society

Guilluy Christophe. No Society : La fin de la classe moyenne occidentale. Flammarion, Champs 2019.

Approfondissant son concept de France périphérique, Guilluy livre un verdict sans complaisance de la classe politique occidentale. Selon son analyse, le verdict des urnes qui a surpris l'intelligentsia (même s'il n'utilise pas ce terme) était prévisible. L'élection de Trump, l'acceptation du Brexit, l'effondrement des partis traditionnels seraient la conséquence de la scission entre le monde d'en haut et celui du bas.

La réalité est qu'à chaque élection (cela a été le cas aussi en France) le vote populiste augmente, inexorablement. Quand elles trouvent leur champion, les classes populaires peuvent faire basculer l’échiquier.

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Guilluy affine la ligne de démarcation entre la France des anywhere, membres de la société hypermobile, et ceux des somewhere qui sont plus sédentarisés, le plus souvent par nécessité. La dynamique des espaces métropolitains ne profite pas à tous ses habitants.
Les observations du géographe qui dépassent les notions de classe et les oppositions entre populations de souche et immigrées sont pertinentes. L'abandon de la classe moyenne par l'élite crée une véritable rupture dans la recherche du bien commun. Le manque de reconnaissance de la contribution des classes populaires à la société (et à l'enrichissement des privilégiés) affaiblit le modèle économique dans son ensemble. Les termes méprisants (par exemple, "les sans-dents" de François Hollande) contribuent au sentiment d'abandon d'une partie importante de la population.
Guilluy rappelle l'aspect intégrateur qu'a pu constituer l'American way of life et de son pendant européen. Aujourd'hui, la classe moyenne est, pour le moins, fragilisée et son image serait si mauvaise que personne n'a envie de s'identifier à l'Européen ou à l'Américain moyen.
L'auteur fait remonter la genèse de cet état aux années 1980 et à la vague néo-libérale des Reagan et Thatcher. C'est cette dernière d'ailleurs qui, dans un discours d'octobre 1987, déclare "There is no Society». Démocrates américains et socialistes européens ont également contribué à l'évolution vers une société répartissant les tâches à l'échelle mondiale. Cette segmentation des activités, notamment l'abandon des tâches industrielles dans les économies occidentales, a favorisé la marginalisation de larges couches de la population.
zurich HB

Gare de Zürich

Si la question identitaire oppose aujourd'hui les classes dirigeantes occidentales à leur peuple, elles les isolent aussi du reste du monde. Il n'y a en effet qu'en Europe de l'Ouest que les élites considèrent l’effacement des identités et le multiculturalisme comme un horizon indépassable. Cette situation particulière contraint les classes populaires occidentales à gérer seules la question du rapport à l'Autre, Une gestion qui, loin de la lecture binaire et infantile du monde d’en haut, n'annonce ni la guerre, ni la paix.

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Dénoncer une situation ne suffit pas à trouver des réponses aux problèmes. Guilluy relève que malgré le rébellion des gilets jaunes, la France ne serait pas menacée par une révolution mais, comme les autres états, par un soft power qui conduirait au chaos.
Même si elles ont contribué à l'élection de Trump, les classes populaires ne doivent pas espérer que ses décisions renforcent leurs conditions sociales ; au plus, elles peuvent s'attendre à être flattées dans ses tweets et les discours en vue de sa réélection. Cependant sa manière de conduire la politique étasunienne est clairement déstabilisante voire chaotique.

Il y a une grande incohérence aujourd'hui à se plaindre de la montée des communautarismes quand, dans le même temps, on détruit toutes ls conditions de l'intégration en ostracisant le groupe qui conditionne depuis toujours les processus d'assimilation. La classe dominante, la même qui verse aujourd’hui des larmes de crocodile sur l’inefficacité de son modèle, a facilité l'explosion de ces modèles d'intégration. En détruisant économiquement et culturellement l’ancienne classe moyenne occidentale, et notamment son socle populaire, la classe dominante a créé les conditions de l'explosion des sociétés occidentales et de leur balkanisation.
En reléguant et en ostracisant culturellement les catégories qui incarnaient le mode de vie et les valeurs des sociétés occidentales, la classe dominante allait délégitimer le système de valeurs auquel les nouveaux arrivants s'intégraient. C’est dans ce vide culturel que se lovent aujourd’hui le multiculturalisme, le relativisme culturel, le communautarisme ou l’islamisme.

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En Suisse, les électeurs de l'UDC, dans leur majorité, soutiennent un parti qui prône la diminution du filet social, le désengagement du service public. Si ces réductions visent principalement les populations immigrées, elles touchent forcément les couches populaires qui leur sont socialement (mais non culturellement) proches.
Guilluy propose pour mettre fin à celle déréliction de réintégrer culturellement, au niveau de la nation, les groupes qui se sentent abandonnés. À mon sens, cet effort n'est pas suffisant. En effet, les maux qu'il dénonce sont largement imputables à la déréglementation de l'économie. Sans une réelle volonté commune de mener une politique d'ouverture, tout en garantissant un équilibre social – idéalement une justice sociale – cet effort sera vain.
La politique trumpienne vise précisément à valoriser certaines classes populaires, mais elle ne présente aucune mesure de lutte contre l'amplification des disparités économiques. Son discours peut à court terme lui rapporter les voix nécessaires à sa réélection, mais à plus longue échéance il accentue l'archipélisation de le société. Les actions politiques d'un Schröder ou d'un Blair, entre autres, ont joué un rôle semblable. Ce constat interroge le fondement éthique des démocraties occidentales. La montée en puissance d'un contre-modèle, comme au temps de la Guerre froide, pourrait conduire à un questionnement sur les valeurs puis à un réajustement moins néfaste qu'un retour aux nationalismes.
La focalisation de Guilluy sur la carte des territoires ne lui permet pas de considérer la dimension globale (et non pas universelle) de la problématique. Alors que sa lecture critique de l'évolution politique est justifiée, ses références à des partisans de la théorie du complot (comme Michèle Tribalat) sont dommageables et lui ôtent de la crédibilité.

Commentaire de Richard Werly pour Le Temps
Peut-on débattre avec Christophe Guilluy ? de Thibaut Sardier dans Libération
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