La France périphérique

La France périphérique Comment on a sacrifié les classes populaires
Christophe Guilluy - 2014, Flammarion Champs actuel, 190p


L’interprétation de l’évolution de la société française, et plus généralement d’Europe occidentale, par le géographe Christophe Guilluy amène à changer ma perception du développement des partis populistes. Front national (FN), Union démocratique du Centre (UDC) et autres utilisent abondamment l’image d’élites déconnectées. Forts de leur prétendue compréhension de la voix du peuple, ils affichent des slogans simplistes. L’étude de Guilluy met en évidence la réalité de cette fracture, à contre courant des analyses habituelles orientées sur le peuple ignorant, la xénophobie, les banlieues,...
L’état économique de la France n’est pas si désastreux, mais la production de richesses est localisée dans les centres métropolitains. C’est la France qui gagne, connectée à l’économie mondiale, celle des populations mobiles. Sous l’effet des mutations économiques, ces centres se sont désindustrialisés et les friches ont été colonisées par des entreprises ouvertes sur le monde. Les zones d’habitations populaires se gentrifient. Leur population originelle est reléguée vers la périphérie, vers la France qui perd.
Le développement économique, que l’auteur juge caractéristique du monde socio-économique anglo-saxon, est basé sur la co-existence de populations très qualifiées et de personnes au statut précaire. Guilluy note que les banlieues, loin d’être des espaces délaissés sont la véritable interface entre le Sud et le Nord. Les populations immigrées qui s’y installent s’intègrent dans la société mondialisée. Pour elles, il y a encore l’espoir d’une mobilité sociale.

Aveuglés par la thématique du « ghetto » et par les tensions inhérentes à la société multiculturelle, on oublie souvent, que les rares ascensions sociales en milieu populaire sont aujourd’hui le fait de jeunes issus de l’immigration. (p. 45)

La fracture est donc entre la France mobile et la France sédentaire. La première a accès à l’emploi et est interconnectée, alors que la seconde se trouve cantonnée dans des régions pauvres en emplois est caractérisée par une tendance au repli.
La recomposition sociale du territoire se traduit dans les urnes par l’augmentation de l’abstention. “En attendant la constitution d’une nouvelle offre politique, le clivage gauche/droite laisse peu à peu la place à une opposition frontale entre ceux qui bénéficient et/ou sont protégés du modèle économique et sociétal et ceux qui le subissent.” (p. 72-73) Dans le contexte helvétique, l’UDC s’adresse à la population qui est victime de la croissance économique et démographique, le fameux « Dichtestress ». Avec un certain succès, elle impose ses thèmes. Cependant, ses thèses économiques sont (ultra)libérales et, à l’image de son mentor Christoph Blocher, favorables au développement accru d’échanges commerciaux, notamment avec la Chine. En France, le FN a modéré ses positions et vise un développement protectionniste. Son discours rejoint les préoccupations des électeurs des régions périphériques. Guilluy relève d’ailleurs la mue du vote FN qui se traduit par sa progression dans de nouvelles régions, comme la Bretagne.
Selon le géographe, les représentants des partis politiques ont dans leur grande majorité la possibilité de vivre derrière une frontière invisible qui les protège des questions concrètes du rapport à l’autre. Cet éloignement de la face sombre contribue à la rupture entre les citoyens et ceux qui devraient les représenter.

Cette volonté de créer une société multiculturelle dans laquelle « l’homme nouveau » ne reconnaîtrait aucune origine, est ressentie de façon particulièrement blessante par des individus qui essaient de gérer au quotidien mille et une question ethno-culturelles en essayant de ne pas tomber dans la haine et la violence. En réalité, ce sont les classes populaires qui connaissent, dans l’adversité, seules et sans mode d’emploi, cette société multiculturelle. (p. 78)

L’auteur aborde la question des identités et des sociétés plurielles de manière originale. Il refuse le clivage entre sociétés de souche et issues de la migration. Il observe dans toutes les classes populaires, qu’elles soient d’origine française ou étrangères, une tendance au repli identitaire et au traditionalisme. Le besoin de lien social, la crainte de devenir minoritaire tendent au développement du communautarisme. “Ce processus de séparation [est] à l’œuvre depuis plusieurs décennies entre catégories populaires d’origine française et/ou d’immigration ancienne et catégories populaires d’immigration récente.” (p. 149) Cette stratégie ne serait pas révélatrice d’un racisme inhérent aux classes populaires, mais bien une réponse pragmatique à l’évolution démographique. Guilluy se réfère également au besoin de retrouver une sécurité sociale et culturelle dans « le village », le contre-modèle de la mondialisation.
Ces mouvements de population aboutissent à la création de pôles de développement investis par les personnes qui participent aux flux migratoires internationaux, le plus souvent des classes moyennes ou supérieures, et une périphérie où les habitants se sentent piégés car le prix du logement ne leur permet souvent pas le déplacement vers les régions plus dynamiques. Cette fracture de la société conduit une part de plus en plus grande de la population à se sentir abandonnée par l’État. Les slogans populistes renforcent encore le sentiment que « les autres » abusent des soutiens étatiques. De manière paradoxale, alors que le besoin de prestations sociales dans une société précarisée augmente, les demandes des citoyens convergent vers une diminution des aides au prétexte qu’autrui pourrait en bénéficier.
Les clés de compréhension de Christophe Guilluy sont un appel à une reconsidération des schémas de pensée des forces politiques dites républicaines. L’auteur conclut de manière pessimiste que “[s]ans l’émergence [d’une] nouvelle géopolitique, c’est-à-dire de nouveaux rapports de force, le risque est réel de voir les radicalités sociales et politiques se multiplier et le conflit muter vers une forme de « guerre à basse tension »”. (p. 179)

Interview de l’auteur (YouTube)
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