Le carton de mon père

Bärfuss Lukas. Le carton de mon père : réflexions sur l’héritage. Zoé, 2024

Lors d'un déménagement, il n'est pas exceptionnel qu'un carton à bananes reste stocké en attendant un regain d'énergie ou qu’un déplacement suivant règle rapidement son sort. Le carton de la Del Monte Company de Lukas Bärfuss avait déjà transité par de nombreuses adresses sans avoir été déballé. Ce paquet contenait le solde de l'héritage, par ailleurs répudié, de son père.

Les morts ne paient pas leurs dettes. Ils lèguent des coûts que quelqu'un doit prendre en charge.
C'était aussi pour cette raison que l'économie libérale faisait parler d'elle. Sa bonne réputation était endommagée. Trop de morts laissaient à leurs héritiers des coûts trop élevés, d'une ampleur tout autre que les dettes de mon père. Dès les débuts, il y avait eu des critiques à l'égard du marché mais désormais, il ne s'agissait pas seulement de le soumettre, lui et ses mécanismes, à un débat politique ou juridique. Notre existence était en jeu. La biosphère de notre planète était détériorée.

p. 42


Cartons bananes à Paris – wikimedia commons et flickr

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Cette transmission entravée et l'histoire personnelle qu'elle réveille, s'inscrivent dans un ordre plus vaste dans lequel l'héritage – et la législation qui s'y rapporte – structure la société. Cette expérience personnelle est une nouvelle occasion pour l'écrivain de montrer sa capacité à analyser la complexité.
Cet essai dissèque la notion d’identité d’une manière singulière; en premier lieu parce qu’il s’articule autour du père de l’auteur, paria dans sa fratrie qui paraît avoir, à chaque moment décisif, choisi l'option de la marginalité.
L’auteur aurait pu faire ce choix aussi : il a connu ses propres galères et, de son aveu, aurait pu verser dans la délinquance. Lorsqu'il ouvre, après vingt-cinq ans le carton de son père les courriers juridico-administratifs qu'il y trouve ne lui sont pas tous inconnus.
Ouvrir ce carton, c'est se confronter à la finitude, mais aussi aux multiples dimensions de la transmission. Le temps de l’hommage par les funérailles, le temps des transferts patrimoniaux, puis le temps décalé de la mémoire.
L’écrivain apprend le décès de son géniteur par un fax déposé dans un hôtel qu’il ne rejoint que trois semaines après le décès. Même si le moyen de communication date d’une autre époque, ce décalage révèle la distance entre le père et ses proches; un tel éloignement que lorsqu’il rentre au pays Bärfuss doit d’abord retrouver l’urne pour honorer ce père réprouvé.
L'origine très ancienne du droit successoral atteste de l'importance de l'héritage non seulement économiquement mais aussi symboliquement. L'analyse qu'en fait Bürfuss se rapporte donc tant à l'origine qu'aux singularités des transmissions du capital, qu’il soit financier et social. Si pour l’auteur, c’est une évidence de répudier l’héritage, – près de quatre ans de salaire dus aux débiteurs –, la plausibilité d’un ancrage social différent reste incertaine. La promesse faite à Abraham résonnait : « Pour se faire un nom, un homme devait quitter sa parenté. L’histoire de la fuite et du salut se confondaient (p. 23) ». L’issue, comme en témoigne la plupart des récits de migration, restait incertaine.
Grâce à un emploi de libraire, Bärfuss échappe à son origine. Les livres symbolisent l’éloignement de sa condition. La sécurité qu’ils ont symbolisée s’est pourtant délitée face aux arguments économiques de plateformes prétendument plus en phase avec la réalité. Tout ce qui est imprimé ne se vaut pas : quels ouvrages répudier pour leur contenu délétère ? Si l’humain est fier de réalisations qui ont contribué à faire évoluer l’humanité, il ignore l’impact de ses déchets pour les générations à venir.

Dans ma vie, j'ai beaucoup entendu parler de structures, de systèmes et d'ordre. Les sciences humaines avaient le souci de l'ordre, sans aucun doute, et on s'est efforcé de développer de nouveaux systèmes, d'appliquer les méthodes à des domaines inédits. La connaissance s'entendait sur un plan systémique. On cherchait la règle pour le groupe et on la trouvait normalement. La formulation du cas d'espèce restait un problème et on en oubliait presque que la science s'épuise dans ses modèles, alors que l'histoire n'a pas une progression régulière. Tout se produit une seule fois. C'est valable pour le salut et le mal. Ces jours, un rasciste sévit au Kremlin, plonge un pays voisin dans la mort et la destruction, pousse des millions de gens à la famine.

p. 68-69


L’origine des espèces de Darwin permet aussi à l’auteur de décoder la notion d’héritages. « La “lutte pour la survie” n’est pas une simple métaphore, un effet de langage, elle est une réalité qui se joue tous les jours. […] Nous la voyons tous les jours sur nos écrans (p. 69) ». Cette lutte ne se limite pas à des organismes vivants concurrents, elle se joue tant sur les plans économiques, politiques que sociaux. Celui dont la mémoire est contenue dans un sinistre carton de Del Monte Company était assurément du côté des perdants, et a occasionné des pertes à ses débiteurs.
Dans notre société qui préfère rester aveugle aux conséquences de nos comportements individualistes, notre héritage ne risque t’il pas de se révéler très dommageable ? En assumant éclaircir pour ses enfants le contenu de ce carton, Lukas Bärfuss nous incite à considérer nos legs comme un tout, sans les réduire aux actifs, et à les inscrire dans une perspective globale.

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Salomé Kiner pour Le Temps