Pardon pour l'Amérique

Philippe Rahmy (2018). Pardon pour l'Amérique. Paris: La table ronde.

Je cherche ma voix et je la trouve là où ça tremble, grince, gémit.

p. 260

Livre polymorphe que ce texte posthume de Philippe Rahmy. A 10 ans, il avait découvert Baudelaire grâce à une jeune fille au pair. Gaby l'aidait dans les gestes de la vie quotidienne alors que sa maladie des os de verre l'enfermait. Cette ouverture, plus exaltante que les anticipations d'un Jules Verne, pourrait expliquer la forme poétique des textes de Rahmy.

Mêlant récit de voyage, reportage et introspection Pardon pour l'Amérique touche par la forme et le fond.
Le projet initial consistait à rencontrer des prisonniers ayant été victimes d'une erreur judiciaire et relaxés après une plus ou moins longue période de détention. Celle métaphore de son propre vécu, terreau de son œuvre, devait permettre de poursuivre sa découverte du monde, étasunien cette fois.

L’Amérique, système des oppositions binaires, tire orgueil de ses pauvres, de ses esclaves. Elle fait davantage. Elle les aime tant qu'elle les enferme dans les prisons, elle les enchaîne. Un Noir pour un Blanc, un Blanc pour dix, cent, mille Noirs, peu importe à l’Amérique, elle rétablit toujours l'équilibre, l'équité, la cohésion, elle préserve l'ensemble. Pas d'explosion, ou plus jamais, pas de guerre civile, ou plus jamais. Mais d'incessants affrontements dont personne ne sort vainqueur, A contre B, haut contre bas, sans un seul beau matin, sans personne pour regarder l'adversaire les yeux dans les yeux et attendre que quelque chose se produise qui ne soit pas la bagarre.

p. 58

Election de Donald Trump, ouragan Irma modèlent l'envers du décor de la Floride. Les imprévus amènent d'autres rencontres. La vie des clandestins travaillant aux récoltes pour trois fois rien ou des soldats dévastés par l'enfer irakien est aussi contingente. Elle interroge sur la liberté, sur la réalisation de soi, sur la reconnaissance.

Que fais-je parmi eux ? Pourquoi suis-je ici, et non aux côtés des victimes ? La réponse, si elle existe, me définit en tant qu'homme blanc. Un Blanc de cinquante ans, appartenant à la classe aisée. J'ai renoncé à ma classe, à mon âge, à ma couleur de peau, à ma masculinité, par la force des choses. Banni par les miens, comme les troupeaux écartent les individus malades. Depuis, j'arpente une zone intermédiaire qui n'est pas la marge, mais l'espace de ceux qui, malgré leur disgrâce, ont encore une certaine espérance. Rentrer un jour chez eux.

p. 57

La langue alerte et incisive de Rahmy, son rythme alternant longues phrases traduisant au plus pris l'ambiance et mots cinglants. Liberté de l'écriture qui se révèle aussi obstacle à la rencontre de l'autre : la nécessité de mettre en mots empêche une totale disponibilité. "Heure bénie où la littérature n'est que pure empathie.”. (p. 113) Quelle sensibilité se dégage de l'opposition entre l'intime et l'accueil de l'autre.

À cinquante ans passés, j'en suis encore à croire en l’être humain. Même ici, aux États-Unis, pays dont la mentalité contradictoire, à la fois profondément religieuse et profondément logique, m'est étrangère, moi qui ne suis ni l'un ni l'autre, pays qui, lorsqu'il s'enflamme comme s’enflamment les désespérés, ramène tout débat d'idées aux notions de principe et se déchire de haut en bas, incapable de gérer sa dualité, ici, où les gens font preuve d'une telle agressivité envers celui qui ne leur ressemble pas – j'ai assisté aujourd'hui à trois fixes déclenchées pour un rien, chaque fois motivées par un indice vestimentaire permettant d'affecter tel individu à tel bord politique – et révèlent un fond bestial, je ne parviens pas à condamner cette sauvagerie qui pourtant m'oppresse, me fait suffoquer.

p. 153

Le site de Philippe Rahmy
David Collin pour la RTS
Isabelle Rüf pour Le Temps
Mise en scène du texte par la Beyond Compagnie