Lignes de faille

Lignes de faille de Nancy Huston. Actes Sud, 2006 Babel

– Elle a grandi au Canada, c'est vrai, et elle ne parle jamais des premières années de sa vie mais le fait est qu'elle les a passées en Allemagne. C'est vraiment important pour moi d'apprendre tout ce que je peux là-dessus. Je le fais pour toi aussi, tu sais... On ne peut pas construire un avenir ensemble si on ne connaît pas la vérité sur notre passé. N'est-ce pas ?
– Pour l'amour du ciel, Sadie, dit p'pa, le gamin n'a que six ans !

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Par la voix de quatre narrateurs, Nancy Huston, explore l'histoire de la famille du jeune Sol, Californien né dans les derniers soubresauts du XXe s. Astucieusement, elle donne successivement la parole à un enfant de 6 ans représentant chaque génération et commence précisément par Solomon.
Ce dernier a quelques contacts avec son arrière-grand-mère dont la vie lui paraît bien mystérieuse. Il est plus au fait de la Guerre en Irak de ce qu'elle a vécu en Allemagne dans son enfance. Déjouant sans peine l'attention parentale, il accède en effet aux informations les plus explicites de l'Internet et ruse pour ne rien en laisser paraître.
Nancy Huston poursuit avec le récit du père, Randall. Lui, c’est 1982 l’année de ces 6 ans. Sa propre mère, Sadie, est une intellectuelle New Yorkaise déterminée à poursuivre ses recherches en Israël. Elle y emmène sa famille. En ce faisant, ils se rapprochent du conflit palestino-israélien et de la Guerre du Liban. Symboliquement Randall est déplacé vers le coeur du conflit conjugal : la place de la culture juive.

Ils ne s'entendent pas, ça c'est sûr. Ces jours-ci ils se disputent tout le temps et un de leurs sujets de dispute préférés c'est les juifs. M'man s'intéresse beaucoup plus à la question que p'pa, ce qui est un comble parce que c'est p'pa qui est né juif alors que m'man est née goy et a insisté pour se convertir lors de leur mariage. P'pa s'en fout de la religion mais il était si amoureux de m'man qu'il a accepté tout le cirque de la cérémonie et du coup moi aussi je suis juif parce que ça vient de la mère, même si elle est née goy.

p 138

Alors que Sol fait partie de la génération Internet et que l'univers de Randall était influencé par la télévision, le monde de Sadie, 6 ans en 1962, est celui de l'écrit. C'est par les journaux qu'elle capte que les tensions entre Russes et États-Unis sont vives à propos de la baie des Cochons. Si Huston fait sentir l'évolution des références culturelles de chaque époque, si elle mentionne l'évolution des moeurs, le langage de ses narrateurs est bien loin de celui d'un enfant de six ans aussi brillant et éveillé qu'elle les décrive.
Sadie a été élevée en grande partie par ses grands-parents au Canada où Kristina, sa mère, a vécu après la Guerre. Mais ces premières années, elle les a passées en Allemagne dans la tourmente du conflit mondial… et dans les tensions familiales. Pour elle aussi, le rôle des grands-parents, avec qui sa mère et sa soeur partagent le logement, est prépondérant.
C'est dans ce foyer que la faille qui parcourt tout le roman se révèle. Née dans le passé, elle va marquer inexorablement la vie de chaque génération et chaque génération va ajouter ses expériences qui font la richesse et la douleur de la vie.

Tous nous pensons sans arrêt au passé – moi je veux retrouver ma vie d‘avant, avec le clocher de l'horloge le manège les petits moulins à vent l'église le tourniquet la boîte à bijoux le piano les cartes postales de Dresde – et l‘avenir est un énorme point d'interrogation.

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