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Reprenant le modèle de son immense succès Sapiens, Yuval Noah Harari traite l'histoire des réseaux d'information au travers des âges. Alors que le contrôle des données confère à ceux qui maîtrisent les réseaux d'information un pouvoir immense, les réflexions de l'essayiste encouragent à considérer leur influence sur les démocraties avec réalisme. Comme dans ces précédents ouvrages, Harari établit des scenarii de politique-fiction dont le présent nous indique qu'ils ne sont pas que pure fantaisie.

Meta entraînera son IA avec nos données – Chappatte dans Le Temps, Genève, 16.04.2025 – lien
Pour créer des réseaux plus sages, nous devons renoncer à la fois à la vision naïve et à la vision populiste de l'information, mettre de côté nos fantasmes d'infaillibilité et nous lancer dans une tâche ardue et pour le moins rébarbative : bâtir des institutions dotées de puissants mécanismes d'autocorrection.
p. 470
La soumission des patrons des entreprises technologiques américaines aux visées du Président Trump, en vue de préserver leur pouvoir économique, est un mauvais signal pour la survie des démocraties. Alors que les réseaux sociaux, et plus généralement l'Internet, devaient permettre de se faire une idée plus exacte de la réalité, l'opacité des algorithmes et la profusion d'agents non humains actifs sur la toile éloignent précisément « la vérité ».
Les régimes totalitaires choisissent d'utiliser les technologies d'information modernes pour centraliser les flux d'information et étouffer la vérité afin de maintenir l'ordre. Par conséquent, ils doivent lutter contre le risque d'ossification. Lorsque de plus en plus d'informations convergent vers un seul endroit, cela peut certes aboutir à un contrôle efficace, mais aussi à une obstruction des artères et, finalement, à une crise cardiaque. Les régimes démocratiques choisissent de mettre à profit les technologies d'information modernes pour répartir les flux d'information entre un plus grand nombre d'institutions et d'individus, et encourager la libre recherche de la vérité. Ils sont donc confrontés au risque de se fracturer.
p. 232

Photo de Alex Quezada sur Unsplash
Harari pose opportunément la question de la liberté d'expression d'un chatbot : un agent conversationnel capable de générer de lui-même du texte peut-il avoir le même poids qu'un humain ? Les réticences de plus en plus affirmées des entreprises technologiques à toute forme de régulation ne devraient pas laisser indifférents.Par le passé, maints hommes politiques ont cru pouvoir laisser le pouvoir à des factions extrémistes, certains qu'ils pourraient reprendre le contrôle. Leur aveuglement a permis le développement du fascisme dans le deuxième quart du XXe s : ces dirigeants, probablement sincères, avaient mal identifiés les enjeux. Plusieurs historiens, réticents à faire le parallèle entre les années 1930 et notre époque, ont, à l'exemple de Johann Chapoutot rappelé l'existence de ses « irresponsables ».
Bien que l'essayiste se positionne en historien, il peine à appliquer la rigueur de cette science; ses sources sont nombreuses mais imprécises. Il ne craint pas non plus d'extrapoler ses observations pour proposer des prédictions jugées parfois extravagantes. La gestion entrepreneuriale de ses livres et le coût exorbitant de ses interventions publiques, sans compter son homosexualité et son véganisme assumés, en font une personnalité controversée.
Ses constats n'en demeurent pas moins troublants : la réponse des États-Unis à la Grande dépression des années 1930, dont les conséquences ont été aussi sévères qu'en Allemagne, a rompu avec la politique économique américaine mais a renforcé la démocratie contrairement au nazisme. De même, dans la décennie 1960, le chaos met à mal les démocraties occidentales en contraste avec l'ordre soviétique; ce bouleversement a pourtant permis des progrès sociaux considérables avant que le système soviétique ne s'effondre.Le roman utopique de Herzl a posé les fondements de la ville de Tel Aviv, mais pour faire fonctionner cette ville, il était aussi nécessaire de creuser un réseau d'égouts. Au bout du compte, l'essence du patriotisme, ce n'est pas réciter de bouleversants poèmes sur la beauté de la mère patrie, et encore moins prononcer des discours haineux à l'encontre des étrangers et des minorités. Non, le patriotisme, c'est avant tout payer ses impôts pour que les gens vivant à l'autre bout du pays puissent également bénéficier d'un système d'évacuation des eaux usées, mais aussi de la sécurité, de l'éducation et de soins de santé.
p. 79
Yuval Noah Harari accorde un crédit aux réseaux décentralisés et à toutes les structures qui permettent des ajustements, pour lui une caractéristique des démocraties. Il considère le contrôle accru des individus par le biais des réseaux sociaux et la recomposition de l'espace politique en sphères d'influence comme une dérive vers l'autocratie et non seulement le retour au maccarthysme. En donnant autant de crédit au fake news qu'aux faits, en instillant le doute permanent, les libertariens créent le chaos. La Terre y survivra, mais Harari préfèrerait que l'homme libre y trouve sa place.Même s'il possède les technologies nécessaires pour microgérer la vie de ses citoyens, le gouvernement démocratique leur laisse le plus de place possible pour qu'ils prennent leurs propres décisions. Une idée fausse très répandue voudrait qu'en démocratie, tout se décide à la majorité des voix. En réalité, dans un système démocratique, aussi peu de décisions que possible sont prises de manière centralisée, et seules celles, relativement peu nombreuses, qui ne peuvent être prises autrement qu'au niveau du centre doivent refléter la volonté de la majorité.
p. 163
Les partisans de Trump expliqueront sans doute que les institutions existantes sont à ce point dysfonctionnelles qu'il n'y a tout simplement pas d'autre solution que de les détruire pour construire de zéro des structures entièrement nouvelles. Mais que cette vision des choses soit juste ou erronée, elle n'a rien de conservateur : c'est la quintessence même du point de vue révolutionnaire. Le suicide des conservateurs a pris leurs adversaires totalement au dépourvu, contraignant les partis progressistes tels que le parti démocrate américain à endosser le rôle de gardiens de l'ordre ancien et des institutions établies.
p. 386
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