Sapiens

Harari Yuval Noah. Sapiens : Une brève histoire de l'humanité. Albin Michel, 2015.

Moins de 500 pages pour écrire l'histoire de l'humanité, c'est vraiment bref. Dans son bestseller Sapiens, l'auteur montre son talent de vulgarisateur en utilisant une langue efficace, non dénuée d'humour.
Yuval Noah Harari insiste sur les ruptures intervenues au cours de l'histoire de l'humanité et s'intéresse à leurs conséquences sur la vie quotidienne et le bonheur des populations.

Cette lecture est stimulante : en situant notre existence d'Européen du XXIe s. dans un processus millénaire, elle nous incite à la pensée réflexive sur notre condition. La rencontre entre l'histoire de notre espèce et la vie actuelle éclaire l'écart entre nos réactions archaïques et le haut niveau de sophistication de notre société.

Le regretté Neil Armstrong, dont l'empreinte de pas demeure intacte sur la Lune qu'aucun vent ne balaye, fut-il plus heureux que le chasseur-cueilleur anonyme qui, voici 30 000 ans, laissa l'empreinte de sa main sur une paroi de la grotte Chauvet ? Sinon, à quoi rimait de développer l’agriculture, les cités, l'écriture, le monnayage, les empires, la science et l’industrie ? Ce sont des questions que posent rarement les historiens.

p. 441-442


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Main négative (fine et petite, probablement celle d’une femme). Caverne du Pont d’Arc Wikimedia


Sans jamais les mentionner sous ces appellations, Harari montre comment les Grandes Découvertes ou les Lumières ont tellement bouleversé les référentiels de l'humanité que leur impact n'est pas encore totalement absorbé aujourd'hui.
Cette brève histoire de l'humanité est le développement d'un cours de premier cycle en histoire générale. Si l'auteur utilise de nombreuses connaissances des champs de la sociologie, de la biologie ou de l'économie pour étayer son propos, il ne prétend pas s'en servir comme de preuves irréfutables, mais comme des éléments pour questionner le présent et le futur de notre espèce. La religion, notamment les monothéismes, ont permis une expansion de l'humanité grâce à un socle de valeurs partagées. C'était la condition d'une confiance permettant l'organisation d'une structure sociale de grande ampleur. Christianisme et Islam, entre autres, prétendaient détenir la clé de toutes connaissances. Le clergé, en ayant accès aux textes, détenait un immense pouvoir de régulation.

Toute coopération humaine à grande échelle — qu'il s’agisse d'un État moderne, d’une Église médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque — s'enracine dans des mythes communs qui n'existent que dans l'imagination

p. 39-40

En s'intéressant à l'inconnu, sous toutes ses formes, et par le doute, l'homme de la fin du XVe s. change le paradigme de l'espèce et ouvre la voie au progrès… et à l'exploitation sans fin de toutes les ressources terrestres. Cette propension à la découverte fait aujourd'hui partie des plans d'études dès le plus jeune âge (“le développement de la Démarche réflexive, notamment en amenant l’élève à choisir des méthodes adéquates, […] en l’amenant à renoncer aux idées toutes faites sur la compréhension de phénomènes naturels ou mathématiques” PER 1-4P).
Il est cocasse de penser que l'effort missionnaire européen était corrélé au désir de découverte du monde. Ces femmes et ces hommes de conviction emmenaient des valeurs ancrées dans une tradition tout en étant avides de nouvelles connaissances et d'ordonnance du monde à l'exemple des missions romandes. Ils imposaient leurs certitudes en même temps qu'ils s'ouvraient à un mode nouveau.
Son aura médiatique, ses interventions dans des forums aussi connotés que celui de Davos, sa fréquentation des puissants, voire le «teasing» de son site Internet pourraient nous détourner du caractère fondamental de ces questions. Yuval N. Harari ne considère pas le capitalisme, ni même la mondialisation, comme un bien (ou un mal…) en soi. Cependant, il nous met en garde sur la portée idéologique qui tend à le transformer en véritable religion. Sans cet élément de compréhension notre perception du monde sera faussée. "La monnaie est le seul système de confiance créé par l'homme qui puisse enjamber n'importe quel fossé culturel et qui ne fasse aucune discrimination sur la base de la religion, du genre, de la race, de l'âge ou de l'orientation sexuelle. Grâce à l'argent, même des gens qui ne se connaissent pas et ne se font pas confiance peuvent tout de même coopérer efficacement. (p. 222)". Le pouvoir du dollar, puisque cette monnaie est de référence, a favorisé la globalisation et renforcé les valeurs occidentales.
La responsabilité individuelle que nous associons au capitalisme ne serait qu'illusion. Nos sociétés ne sont libérales que parce que l'Etat supplée au soutien autrefois prodigué par la communauté et la cellule familiale. Les grandes causes que sont l'égalité homme/femme, la liberté de choisir sa profession ou son conjoint sont les conséquences de cette idéologie.
L'éclairage de Harari aide à comprendre la tentation de plusieurs États pour une politique illibérale. Pologne et Hongrie pour lesquelles ce terme ancien a repris du service ont été confinées dans le glacis soviétique; elles n'ont pas été entrainées dans le tourbillon des Trente glorieuses. Les anciennes traditions, notamment ecclésiales, ne correspondent plus dans ces pays à celles en cours dans le reste de l'Union. Ce saut dans l'inconnu, sans maîtrise des codes des autres États, amènent un conflit de valeurs désécurisant dont ont su profiter plusieurs partis politiques.
Frédéric Lenoir dans son Christ philosophe abordait aussi, dans une perspective théologique, la nécessité après les Lumières de reconstituer un socle de valeurs partagées pour que les hommes puissent faire société. Yuval N. Harari franchit un pas supplémentaire en relevant que les religions ont cédé le pas aux idéologies, notamment à la prééminence du consumérisme. Très sensible à la condition animale, il est particulièrement attentif aux manipulations du vivant à des fins d'enrichissement. Cette attribution prométhéenne, peut-être la prochaine révolution de l'histoire humaine, rendrait alors plausible le «dessein intelligent» puisque l'homme serait en mesure de transformer des êtres. À l'image de qui ? Dans quel but ? Avec quelles conséquences ?
Dans l'immédiat, une épidémie mal contenue met au défi l'humanité de protéger chacune et chacun.


The world after coronavirus Financial Time
Le site de Yuval Noah Harari
Le site de l'éditeur
Evelyne Pieiller dans Le Monde diplomatique
Entretien de l'auteur avec Guido Mingels pour Le Temps