Les yeux de Zouleikha

Iakhina Gouzel, Zouleikha ouvre les yeux. Noir sur Blanc, 2017.

Dans un récit qui puise dans les particularités du Tatarstan, l'écrivaine Iakhina Gouzel ouvre les yeux de ses lecteurs sur certains éléments constitutifs de l'Union soviétique. Si les conditions pour exacerber les conflits entre nationalités datent du temps des tsars, elles ont été amplifiées par les mouvements de populations du XXe s.
L'histoire de Zouleikha offre divers points de vue sur l'expansion de la doctrine soviétique et, partant, la compréhension de la Russie actuelle.

Mourtaza est assis par terre, la bouche pleine. Entre ses deux jambes écartées, il y a un caillou, enveloppé dans un épais papier blanc. Continuant à mâcher d'un air ébahi, Mourtaza déplie le papier. C'est une affiche : un immense tracteur noir écrase de ses grosses roues dentues des petits hommes à l'aspect repoussant qui partent dans toutes les directions, comme des cafards. L'un d'eux, qui ressemble beaucoup à Mourtaza, est debout, l'air effrayé, essayant de piquer l'engin d'acier avec une fourche en bois toute tordue. De lourdes lettres carrées tombent du ciel : « Liquidons les koulaks en tant que classe ! » Zouleikha ne sait pas lire, et d'autant moins le russe. Mais elle comprend que le tracteur noir s'apprête à écraser le minuscule Mourtaza avec sa fourche ridicule.

p. 71


D'origine tatare, mais d'expression russe, l'écrivaine nous emmène avec son personnage des environs de Kazan aux rives de l'Angara en lointaine Sibérie. En tentant de se prémunir des exactions de la « Horde rouge », la famille de Zouleikha subit sa colère. Mourtaza est tué, sa veuve déportée.
lakhina Gouzel évite tout manichéisme : Mourtaza malmène sa femme, qui est également méprisée par sa belle-mère. Zouleikha oscille entre pratique religieuse, priant Allah, et soumission aux esprits auxquels elle fait diverses offrandes.

tulip boucq

Little Tulip, scénario de Jerome Charyn et dessins de François Boucq François, coll. Signé, Le Lombard, 2014
Cette bande dessinée présente une image crue de la vie dans le goulag : l'exacerbation d'une violence qui s'exerce entre les réprouvés et qui n'épargne pas les enfants. En montrant l'impact de ces sévices, tant Gouzel que Charyn et Boucq illustrent la force nécessaire pour y résister et aident à comprendre ce qui peut apparaître comme une passivité des populations vivant dans les régimes autoritaires.

Les forces neuves de la Révolution se démarquent de ces comportements archaïques en revendiquant le progrès par l'apport de la technologie. Cet élan justifie les méthodes répressives, ici dans le mouvement de dékoulakisation. La mise en œuvre de cette politique se transforme en errance pour Zouleikha et son convoi de déplacés placé sous la surveillance d'Ignatov.

Ignatov ne comprenait pas comment on peut aimer une femme. On peut aimer des choses grandioses : la révolution, le Parti, son pays. Mais une femme ? Et comment peut-on utiliser le même mot pour exprimer son rapport à des choses d'importance si différente : comment mettre sur la même balance une quelconque bonne femme et la révolution ? C'était ridicule. Même Nastassia : elle avait beau être attirante, palpitante, elle n'en restait pas moins une femelle. Passer une nuit, deux, voire six mois avec elle, flatterait sa masculinité, mais cela s'arrêtait là. De quel amour pouvait-on parler ? La passion, rien de plus, un feu d'émotions.

p. 109

La force de l'autrice est de suggérer cet abîme plus que de le montrer, comme dans Les enfants de la Volga, son deuxième roman, où le fleuve emblématique délimite la cruelle réalité du monde d'un univers onirique et éternel.
Zouleikha complètement absorbée dans sa survie, et celle de son fils, oublie ses racines sur les rives de l'Angara. Elle s'y sent comme abandonnée. Cependant une nouvelle sociabilité éclôt dans ce cercle de réprouvés au grand dam des surveillants de la colonie.
Promu responsable de l'acheminement du convoi de Kazan à Simrouk, Ignatov se trouve de facto reclus sur l'Angara. Son sort irrémédiablement lié à celui des déplacés. Bien qu'il bénéficie d'un statut de faveur – il est après tout le commandant de la colonie – il n'entrevoit aucun échappatoire.
La composition des populations qui arrivent année après année varie au gré des priorités du régime. Les premiers mois sont souvent meurtriers tant les conditions d'existence sont précaires ; le climat est défavorable et le travail inhumain.

– … Vous avez longtemps bu le sang de la paysannerie laborieuse. Le moment est venu de racheter votre faute et de prouver votre droit à vivre dans notre présent certes difficile, mais aussi dans notre avenir radieux qui, sans aucun doute, adviendra bientôt, très bientôt...
Des mots longs et compliqués. Zouleikha n'en comprend qu'une partie – elle comprend la promesse que fait Ignatov, que tout se terminera bien.
– … Ma tâche est de vous emmener jusqu'à cette nouvelle vie sains et saufs. Votre tâche est de m'y aider.

p. 181


Lorsque l'Allemagne déclare la guerre à l'Union soviétique, le pouvoir a urgemment besoin de chair à canons. Il se souvient de ces populations bannie et, soudain, un lien est rétabli entre les colonies et le « continent ». La gravité de la situation provoque toutefois un raidissement idéologique qui favorise l'arrivée des récents héros aux postes de commandement. Un nouveau cycle d'épuration s'engage qui contribue à transformer les alliances entre proscrits : un processus d'homogénéisation par le rejet des cercles de socialisation autour de la bania et de l'alcool.

Zouleikha ouvre les yeux. Un rayon de soleil se glisse à travers le calicot usé des rideaux, rampe sur les rondins roux du mur de l'isba, sur la toile colorée de l'oreiller, d'où dépassent les bouts noirs de plumes de tétras, puis vers la petite oreille tendre de Youssouf, rose dans la lumière. Elle tend la main et, sans faire de bruit, tire le rideau: son fils doit dormir encore longtemps. Pour elle, il est temps de se lever, avec le soleil.
Elle retire doucement son bras de sous la tête de son fils, pose ses pieds nus sur le sol refroidi par la nuit, met son foulard sur le coussin: si d'aventure Youssouf se réveillait, il avancerait son visage et, sentant son odeur, se rendormirait encore un peu. Sans même regarder, elle attrape sa veste, sa musette et son fusil pendus à un clou. Elle pousse la porte le chant agité des oiseaux, le bruit du vent pénètrent dans la chambre - et sort silencieusement. Elle met ses mocassins dans l'entrée (la vieille Ianipa les a faits avec une peau d'élan), tresse rapidement ses cheveux, et se dirige vers l'ourmane.
De toute l'équipe de chasseurs, qui comptait déjà cinq membres, Zouleikha était toujours la première à aller dans la taïga.

p. 421

La déportation l'a rendue forte et capable d'affronter de nouveaux défis ; l'ambition du régime de contrôler la pensée montre ses limites.

Le site de l'éditeur
Isabelle Rüf pour Le Temps
Histoire vivante RTS : la grande famine en Ukraine