La grande expérience

Mounk Yascha, La grande expérience, Editions de l'Observatoire, 2022

Titre étrange choisi par Yascha Monk pour son essai politique relatif à l'évolution déroutante des démocraties libérales occidentales. Ce "Great" m'évoque le slogan phare du trumpisme alors que l'auteur, qui se positionne au centre gauche, a une vision ambitieuse des sociétés multiethniques qui caractérisent l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord.

Pour le citoyen d'une démocratie […] le poids démographique de son groupe affectera sa capacité à peser sur les décisions politiques. Tant qu'il sera dans la majorité, il décidera. Dès qu'il passera en minorité, en raison de l'immigration ou de toute autre forme de changement démographique, les lois qui le gouverneront pourront changer du tout au tout. La logique même de l'autogouvernance, qui pose comme impératif éternel de forger des majorités de votants du même avis, pousse le citoyen à exclure des décisions politiques qui le concernent ceux qu'il considère comme différents de lui. […] Les institutions démocratiques attisent plutôt qu'elles n'apaisent les rivalités entre communautés.

p. 15


Cette aspiration est liée à un parcours personnel orienté vers un idéal de justice. Ses ascendants juifs ont quitté la Pologne à la fin des années 1960 lorsque l'antisémitisme a été réveillé par les leaders du parti communiste. Le poids de cette identité juive lui a ensuite rendu l'Allemagne insupportable et l'a entraîné dans un parcours académique aux Etats-Unis, pays dont il a acquis la nationalité.

Les politiques qui exacerbent les divisions ethniques et culturelles pour monopoliser le pouvoir s'opposent radicalement à sa conception de la démocratie. Ces tendances s'expriment avec force en Hongrie, en Turquie, au Brésil, en Inde, aux Etats-Unis et inspirent de nombreux partis qualifiés de populistes. Elles paraissent incontournables. Pourtant Mounk ne les considère que comme une vision pessimiste de la réalité. Il note, par exemple, que sous Trump la population étasunienne a gagné en diversité et que l'opinion publique s'est montrée plus favorable à l'immigration (p. 218).
L'essayiste avance sur une ligne de crête. En affirmant que les politiques de renvoi des étrangers brandies par les partis d'extrême-droite sont peu crédibles, il oublie que les pressions xénophobes peuvent pousser certaines populations au retour comme les actions antisionistes mènent des Israélites à l'aliyah.
En pragmatique, l'auteur de Le peuple contre la démocratie observe que la réussite des sociétés multiethniques repose sur l'immigration et l'intégration de populations exogènes. L'essoufflement du modèle économique basé sur la croissance pourrait toutefois enrayer l'ascension sociale des nouvelles populations, facteur déterminant pour une cohabitation harmonieuse. Cette évolution n'épargnera cependant ni les gouvernements tentés par le repli identitaire, ni les régimes autoritaires.

Le grand risque qui menace les démocraties multiethniques dans les décennies à venir serait ainsi d'échouer à dissiper les conséquences néfastes des dominations passées. Égalitaires sur le papier, ces sociétés fonctionnent parfois, en pratique, selon une logique de castes, avec la majorité ethnique au sommet et tous les autres groupes en bas de la pyramide.

p. 105

La Suisse est une nation pluriethnique, plurilingue et multiconfessionnelle, issue d’une volonté politique (Willensnation). Les symboles, tel le drapeau évoqué par Carl Spitteler, marquent le ralliement. Celui-ci a la vertu de nous rappeler ce qu’ensemble nous sommes capables d’accomplir. Les pouvoirs publics imposent un degré d’ordre; mais ce sont les institutions communes, telle la démocratie directe, et les espaces populaires, comme le système de milice, qui font vivre la concordance démocratique dans les faits et alimentent l’alliance populaire et le lien confédéral nécessaires à la cohésion sociale et nationale.

Quentin Adler
Doctorant FNS chaire de droit de l’innovation UniNE, Le Temps 05.08.2022

L'attrait des démocraties occidentales repose sur un ordre constitutionnel qui garantit un état de droit et un respect, qui peut être plus ou moins étendu, des minorités. La tentation d'un pouvoir hégémonique de la majorité, si possible celle des indigènes, est la négation de cet équilibre. Le discours récurrent qui prétend, à partir de scénarios démographiques crédibles, que les sociétés multiethniques sont menacées par un grand remplacement postule que les cultures minoritaires partageraient les mêmes positions politiques et seraient capables de renverser le pouvoir. Cette hypothèse est loin de se vérifier, même dans les sociétés très clivées. Ainsi Mounk relève qu'après quatre ans de présidence Trump le vote des minorités raciales s'est reparti entre démocrates et républicains. En se focalisant sur les différences raciales et culturelles, les partis feignent ignorer l'hétérogénéité établie des sociétés occidentales et les processus d'intégration. Il est cependant avéré que l'hétérogénéité contribue aux mutations sociales principalement dues à des facteurs politico-économiques intrinsèques. Toutefois, les forces conservatrices n'hésitent pas à s'allier aux immigrants les plus traditionalistes pour s'opposer aux courants libéraux, même si elles soupçonnent les étrangers de corrompre la nation.

Il y a bien peu de chances que les citoyens se mettent à défendre les intérêts d'un groupe différent du leur simplement parce qu'on leur aura demandé de lui déléguer toute opinion. En revanche, ils sont capables d'agir avec courage et altruisme quand leur propre conception de la justice est heurtée. C'est précisément pour cela que les démocraties multiethniques doivent adopter un modèle ambitieux de solidarité politique.

p. 230

Pour qu'elle fonctionne une démocratie doit permettre à chaque citoyen (et idéalement à chaque résident) de se sentir pris en compte, que ce soit par l'alternance du gouvernement et/ou l'existence de contre-pouvoirs (parlement, système judiciaire). Même si les systèmes démocratiques sont soumis à de fortes pressions voire à des tentatives de subvertir les règles pour s'arroger l'exclusivité du pouvoir, ils se montrent (encore) résiliants et réservent des surprises à celles et ceux qui pensent pouvoir les dominer.
Mounk après avoir établi les forces et les risques des sociétés multiethniques, propose quelques pistes pour préserver un modèle libéral qui correspond à ses valeurs. L'auteur relève la difficulté à prendre les décisions judicieuses pour corriger certains travers du système. Les préjudices subis par certaines populations, fondés sur la race et/ou la religion sont une réalité. Les causes ne se réduisent cependant pas à une conformation liée aux facteurs culturels et doivent être analysées dans leur complexité. Parallèlement, il observe que toute tentative de réduire ces inégalités en ciblant un groupe ethnique divise la société; les mesures sociales généralistes sont mieux acceptées. Il s'agit donc d'agir finement pour atteindre les personnes laissées pour compte en choisissant des critères qui font consensus.

Afin de s'épanouir, les démocraties multiethniques doivent disposer d'une identité commune que leurs citoyens partageront. Sans une forme ou une autre de patriotisme inclusif, ceux-ci seraient condamnés à se regarder à jamais comme des étrangers ou des adversaires.
Mais le patriotisme aussi partagé soit-il n'épuisera pas la question des modalités de leur vie commune. Les membres de groupes différents peuvent vivre mélangés ou habiter des quartiers bien distincts. Ils peuvent avoir des amis de partout ou rester bien sagement cloisonnés. On pourrait tout à fait imaginer un pays dans lequel beaucoup de citoyens seraient de fervents patriotes, mais où les différentes communautés ne se croiseraient presque jamais.

p. 182-183

En restant très concret et en s'appuyant sur de multiples sources, Mounk présente une situation périlleuse mais se refuse à la considérer comme désespérée. Pour nous prouver que son optimisme n'est pas excessif il fait observer que de nombreux partis qui ont basé leur stratégie électorale sur le séparatisme ont échoué à s'approprier le pouvoir. Il se désespère cependant des tentatives répétées de certains à opposer des groupes. Construire des ponts par des consensus pourraient être bénéfique à l'ensemble de la population.

Site de l'auteur
Site de l'éditeur
La grande tables des idées – France Culture
Tout un monde – RTS